EMMANUEL HONDRÉ
« Être utile. » L’expression revient souvent dans la bouche de celui qui, après s’être épanoui du côté de la porte de Pantin, à Paris – du Conservatoire à la Philharmonie –, dirige aujourd’hui l’Opéra de Bordeaux.

Avant toute chose, il y a l’appétit. Un appétit de musique né dès l’enfance, en Vendée ou plus exactement « à la campagne, dans les champs ». Ses parents, « des soixante-huitards », ont en effet acheté… un champ à une dizaine de kilomètres de La Roche-sur-Yon. Sa mère, claveciniste, enseigne la musique au collège et le clavecin dans une école de musique. Pour Emmanuel, ce sera la flûte, dont il débute l’apprentissage auprès d’une professeure de traverso baroque. Cette enfance campagnarde le marquera durablement : « Quand on me parle de “désert musical”, ça réveille le souvenir de ces années où, en tant que musicien, il m’est arrivé de sentir que les autres étaient trop loin. » Ajoutant : « Je n’en ai pas souffert, ça a plutôt développé une sorte d’énorme appétit. Et j’ai l’impression d’être encore sur la dynamique de cet appétit d’adolescence… »
Il termine ses études supérieures à Angers, passe son certificat d’aptitude et commence à enseigner l’instrument en école de musique à Saint-Germain-en-Laye. « J’étais un peu programmé pour être prof. » Le déclic viendra au Conservatoire de Paris, où ce docteur en musicologie a passé 14 ans de sa vie, présidant notamment le bureau des étudiants. En 1995, l’institution sise désormais porte de Pantin célèbre son bicentenaire avec un riche programme de manifestations qu’il contribue à mettre sur pied. « Je crois que mes débuts d’organisateur de concerts datent de ce moment-là. C’est là que j’ai senti que c’était génial. Et que ça marchait. Créer des événements, intégrer la réflexion sur un public, sortir des conservatoires ; cela démultipliait les manières de faire des choses… »
Lui qui explique avoir « toujours envisagé la musicologie comme une musicologie appliquée » (sa thèse de doctorat portait sur la décentralisation artistique) commence à la même époque à « piger » pour la toute jeune Cité de la musique : il rédige des programmes de concerts pour cette institution ouverte en janvier 1995 à côté du Conservatoire. En 1997, il y est officiellement engagé comme « dramaturge ». « Pour moi, ce moment a été le jour de ma vie. » Non seulement parce que le dramaturge, en l’occurrence, est la personne qui
supervise l’ensemble de l’activité éditoriale de l’établissement — une sorte d’« écrivain public », plaisante-t-il, avant d’ajouter : « Ça m’a beaucoup servi. Quand on écrit des textes pour parler d’une oeuvre, on doit se mettre à la place de son lecteur, essayer d’être intéressant et intelligible pour l’initié et pour le profane. Ce sont les mêmes questions qui se posent quand on programme, quand on fait le choix d’une oeuvre ou d’un artiste. »
Entrer à la Cité de la musique – où, de dramaturge, il deviendra rapidement chargé de la programmation musicale (500 concerts par an à la Philharmonie) –, c’est surtout plonger « dans l’univers d’une grande maison qui était une utopie devenue réalité. Quand j’étais étudiant, je comprenais ce que François Mitterrand cherchait avec la Cité de la musique, j’aimais ce rêve, je le voyais grandir derrière des palissades, au milieu des grues. Pouvoir entrer dans ce projet, ça a été quelque chose d’extraordinaire. »
Il y passera 23 années, dont il garde « le sentiment d’avoir été un peu fabriqué par différents moments d’utopie ». 2004, c’est la reprise de la programmation de la prestigieuse salle Pleyel, puis viennent l’aventure de la Philharmonie et les débats qu’elle suscite : « Est-ce qu’aujourd’hui, après les grands travaux, on accepte d’investir dans un pareil projet ? Et si c’est le cas, qu’est-ce que celui-ci incarne pour notre monde ? Ces utopies, qui se sont avérées non seulement réalisables, mais en plus utiles – et, je le crois, inspirantes –, ont montré que l’on peut réunir différentes manières d’être en contact avec la musique. Que le patrimoine et la modernité ne s’opposent pas mais se nourrissent, et n’ont pas de sens l’un sans l’autre. » Il conclut : « Des lieux comme celui-ci aident à se sentir plus libre, plus curieux, et j’espère arriver avec un peu de cet héritage en moi. »
S’agissant de l’Opéra de Bordeaux, où il a pris ses fonctions mi-janvier, on se doute que ces questionnements se posent avec une acuité renouvelée. Ils sont en tout cas au cœur du projet d’« opéra citoyen » qui lui a valu d’être engagé à sa direction. Un projet qui entend notamment tirer parti de
la double histoire du Grand-Théâtre, qui incarnerait plutôt un “temple” de la tradition, et de l’Auditorium. L’intérêt, c’est que tradition et modernité dialoguent, coexistent dans chacun de ces deux lieux ». Interrogé sur les grands moments de sa vie de programmateur, Emmanuel Hondré cite de nombreux opéras, souvent contemporains – le monumental Licht de Karlheinz Stockhausen avec l’ensemble Le Balcon, Orfeo II, relecture par Luciano Berio de L’Orfeo de Monteverdi –, dont il rappelle qu’il les a présentés « sans fosse et sans scène. Je n’aime pas les clichés de l’opéra, j’aime quand il se réinvente, comme dans la version de La Favorite [opéra de Gaetano Donizetti créé en 1840, NDLR] que nous allons présenter l’année prochaine. J’aime l’opéra qui me dit quelque chose de nouveau, avec lequel je suis en dialogue ».
Cet esprit de dialogue, Emmanuel Hondré entend bien l’insuffler également au sein même du paquebot (près de 400 salariés, dont quelque 180 artistes – musiciens, danseurs et choristes) qu’il barre. Il a envie d’y faire régner un esprit de troupe, de renouer avec « l’esprit collaboratif propre aux ensembles indépendants ou aux collectifs d’artistes ». De faire de l’Opéra de Bordeaux « un laboratoire », via notamment la création d’une académie pour les chanteurs et les instrumentistes, dont les premiers jalons devraient être posés dès l’an prochain. Il rêve aussi d’ateliers de pratique musicale pour les enfants et les adultes sous les ors du Grand-Théâtre…
Pour l’heure, il entend surtout se laisser le temps. Le temps de s’abandonner aux nombreux « mystères » de cette ville découverte tout récemment, et dont on sent qu’elle l’a déjà pris sous son charme. Le temps de prendre le pouls du territoire et de ses acteurs ; il en a interrogé beaucoup en préparant son projet et en a gardé l’impression « d’un bouillonnement, d’un dynamisme qui a des formes très diverses, mais souffre de n’être pas encore très visible ». Le temps de travailler, patiemment et collectivement — « Je ne prétends surtout pas être un magicien », rappelle-t-il —, à cette nouvelle utopie : rendre à l’Opéra de Bordeaux sa place centrale dans la ville et dans la vie.
David Sanson