Réactiver des liens sociaux, raviver des mémoires communes, rendre visibles des problématiques enfouies comme celles des infrastructures dégradées… L’art ne se limite pas à l’esthétique : il peut devenir un outil puissant de transformation sociale, émotionnelle et même politique. Peut-il changer une vie ? Parfois, oui. Une œuvre, une expérience artistique peuvent bouleverser un regard, réorienter un parcours, éveiller une passion insoupçonnée.

Mélanie Mindo est née à Monflanquin, dans le Lot-et-Garonne, bastide située entre Agen et Bergerac. Un territoire rural, avec pourtant une particularité : la présence d’un centre d’art, Pollen. Cette structure associative, dédiée à l’art contemporain, joue un rôle majeur dans sa transmission et son décryptage auprès des habitants.

« C’est le premier lieu d’art contemporain que j’ai découvert, se souvient Mélanie. Mes parents ne venaient pas du tout de ce milieu-là. » Son premier souvenir ? Être dans la salle d’exposition, face aux œuvres commentées par la médiatrice, Sabrina Prez, que tout le monde connaît à Monflanquin. Toute sa scolarité — de la maternelle au lycée — a été rythmée par des visites et des projets menés avec Pollen. « L’art a toujours été très présent chez moi. J’ai aussi développé une pratique personnelle. Ce milieu m’intéressait, j’avais envie d’apprendre sur l’art et sur le monde de l’art contemporain. Peu à peu, l’évidence s’est imposée : c’était dans cette voie que je voulais avancer. »

Grandir avec l’art : un ancrage rural, une ouverture au monde

Bac en poche, Mélanie part étudier les arts plastiques à l’Université Bordeaux Montaigne. Années durant lesquelles elle découvre l’architecture de la ville — entre néoclassicisme et contemporanéité, avec la MÉCA de Bjarke Ingels —, fréquente ses lieux d’art comme le CAPC, le musée des Beaux-Arts, ou encore des espaces plus alternatifs où elle croise des artistes bordelais tels que Mika, Möka, David Selor et le collectif Nuit Chromée.

En parallèle, Mélanie travaille comme animatrice en EHPAD, en centre aéré et en structure pour adolescents. « J’essayais toujours d’intégrer des propositions en lien avec la culture. Organiser des ateliers, des sorties… Ces deux univers se sont naturellement rencontrés à travers la médiation. »

Après l’obtention d’un master mention métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) en arts plastiques, elle reste deux ans de plus à Bordeaux avant que le mal du pays ne se fasse sentir. « Ce séjour de sept ans m’a beaucoup apporté, mais il m’a aussi fait comprendre que je me sentais mieux en milieu rural. J’appréhendais l’idée de devoir rester en ville pour travailler dans la culture, puis le besoin de retrouver la tranquillité et le cadre familier de la campagne s’est imposé à moi. »

Une expérience unique

De retour en 2022, elle travaille un an comme assistante d’éducation au collège de Monflanquin, en attendant de trouver sa voie. C’est lors d’un vernissage de Pollen qu’elle croise à nouveau Sabrina Prez, qui l’informe de l’ouverture d’un troisième poste au sein de la structure. Son profil intéresse l’équipe, et elle rejoint finalement Pollen. « J’étais trop contente ! »

Le poste, polyvalent, lui permet de s’impliquer dans la médiation culturelle. « J’ai repris tout le volet médiation que Sabrina assurait. J’accueille des classes, je guide les visites d’expositions, suivies d’ateliers, organise des rencontres entre artistes et publics. On développe aussi beaucoup de projets d’éducation artistique et culturelle (EAC) avec des établissements scolaires, en lien avec les enseignants et les artistes. »

Chaque projet constitue une expérience unique. Avec Julie Chaffort, des adolescents d’un village voisin ont exploré des sites naturels méconnus et tourné une scène dans une grotte, recouverts d’argile. « Une découverte du cadrage et du tournage, hors de leur scolarité habituelle, qui les a marqués. »

 » Chaque rencontre m’ouvre à de nouvelles perspectives « 

Certains projets favorisent aussi les échanges intergénérationnels, comme ces ateliers réunissant collégiens et résidents d’EHPAD. « Les liens créés ont ému les uns et les autres, et la collaboration avec l’EHPAD se poursuit. »

Chaque artiste en résidence tisse un dialogue avec le territoire. Alice Guérin a choisi d’explorer l’univers du rugby, très ancré localement. Elle a assisté aux matchs, réalisé avec ses mains et ses pieds de grandes fresques picturales inspirées de ses observations. Lors du vernissage, certains rugbymen sont venus, découvrant une autre facette de leur passion et un lieu qu’ils ne fréquentaient pas habituellement. « L’un d’eux a même reconnu sa sœur sur une affiche ! » D’autres projets permettent de redécouvrir le patrimoine local, à l’image de celui de Marin Martinie sur les carreyrous, ces ruelles étroites typiques du village.

À la question de l’influence de son travail de médiation sur sa propre démarche artistique, Mélanie répond sans hésiter : « Bien sûr. Chaque rencontre m’ouvre à de nouvelles perspectives, de nouvelles techniques, de nouveaux regards sur le monde. Et inversement, ma pratique nourrit ma médiation : elle me permet d’aborder l’accompagnement des groupes avec plus de sensibilité et de les aider à s’exprimer à travers une large palette d’outils plastiques. »

Cette expérience a aussi transformé son rapport à l’art. « Avant, j’étais plus dans une démarche introspective. Aujourd’hui, la transmission et le partage prennent une place essentielle. Cela a renforcé mon goût pour l’expérimentation, la recherche, l’exploration. »

L’art n’est jamais figé

L’art n’est jamais figé, il se réinvente sans cesse. Son rôle en milieu rural est souvent sous-estimé. On ne mesure pas toujours tout ce qu’il peut engendrer. Il façonne des trajectoires, influence des choix, notamment ceux de celles et ceux qui aspirent à vivre au grand air sans renoncer à une vie sociale et culturelle.

À Loudun, ville de 7 000 habitants, la communauté de communes du Pays loudunais regroupe une cinquantaine de bourgades pour un total d’environ 24 000 habitants. Située dans le département de la Vienne, la ville conserve un caractère rural tout en disposant d’un cadre scolaire complet, d’un centre hospitalier et de plusieurs équipements culturels. Parmi eux, le musée Renaudot, dédié au père de la presse française, et le musée Charbonneau-Lassay, qui conserve les collections de l’érudit local. La ville compte aussi un cinéma, un espace culturel René Monory et une médiathèque.

Impossible d’évoquer la culture à Loudun sans mentionner la collégiale Sainte-Croix. Construite au XIe siècle par des moines venus de l’abbaye de Tournus, en Bourgogne, elle a longtemps servi de lieu de culte avant d’être vendue comme bien national à la Révolution, puis transformée en halle aux grains. En 1889, l’effondrement d’une partie de la nef pousse la municipalité à la recouvrir d’une charpente métallique de type Eiffel, provenant de l’Exposition universelle de la même année. L’édifice devient alors un marché couvert, fonction qu’il conserve jusqu’en 1991. Restaurée en 1995, la collégiale Sainte-Croix s’impose depuis comme un écrin pour de nombreuses expositions, contribuant au dynamisme culturel de la ville.

La collégiale Sainte-Croix, un phare artistique en terre loudunaise

« Le lieu a cette orientation artistique depuis les années 1990, mais c’est surtout à partir de 2010-2011 que nous avons affirmé son ancrage dans l’art singulier, l’art brut, mais pas uniquement. Les centres d’art alentour, comme Oiron ou Château-Chinon sans oublier l’école d’art de Châtellerault, explorent d’autres approches. Nous avons souhaité nous inscrire en complément », explique Natacha Grollier-Dumas, responsable des affaires culturelles de la Ville de Loudun.

Ce joyau architectural, avec son chœur roman, ses peintures murales des XIIe et XIVe siècles et son incroyable charpente métallique, marque qui le découvre. « Une photographe, par exemple, l’a vu avant même de s’installer dans une commune voisine de Loudun. Ce lieu a compté dans sa décision. Elle avait fait toute sa carrière à Paris, remporté plusieurs prix, et c’est ici qu’elle a choisi de poser ses valises pour sa retraite », se souvient Natacha Grollier-Dumas.

Même écho du côté de Nora Douady, diplômée des Beaux-Arts de Paris. Elle et son époux, également artiste, ont quitté la capitale pour le Val-d’Oise, puis la Normandie, avant de s’installer à Ranton, près de Loudun, en 2011. Dès sa première visite, la collégiale Sainte-Croix l’a frappée : « Ce qui surprend, c’est la luminosité. Pour une église romane, c’est étonnant. Son toit Eiffel, la lumière zénithale… C’est un espace magnifique, très impressionnant. »

Façonner son quotidien

Artiste, mais aussi mère et habitante attentive à une offre culturelle de qualité et de proximité, elle mesure aujourd’hui combien la collégiale a façonné son quotidien. « Je prends conscience de l’importance qu’elle a prise dans notre vie. Nous n’avons pas seulement visité des expositions, rencontré des artistes ou inscrit notre fille aux ateliers.

J’y ai moi-même exposé en 2015 avec mon mari, le peintre Éric Mérigot. J’y ai aussi travaillé en 2019, remplaçant Mélanie Tarrondeau, médiatrice culturelle, lors de son congé maternité. Certains artistes rencontrés sur place sont devenus des amis. J’ai conseillé à plusieurs d’entre eux de proposer leur candidature pour exposer. Juliette et Jacques Damville, par exemple, qui y ont montré leur travail à l’été 2021.

Je les ai aidés bénévolement pour l’accrochage. Mon mari, lui, a récemment été médiateur culturel dans ce lieu. Et notre fille aînée vient d’y exposer à son tour en décembre 2024, sélectionnée à l’issue d’un appel à projets pour une exposition participative avec les scolaires. J’ai l’impression que toute notre vie gravite autour de la collégiale Sainte-Croix ! »

La limite entre l’abstraction et la figuration

Nora Douady ajoute : « C’est une grande chance d’avoir un tel espace en milieu rural, mais cela demande un effort constant pour que son rayonnement perdure. » Son environnement nourrit forcément son regard artistique : « À Loudun, la pierre de tuffeau, avec ses troglodytes et ses caves, est omniprésente. Je ne fais pas une peinture “régionale”, mais les éléments naturels ressurgissent dans mon travail. Ce qui m’intéresse, c’est le dialogue entre la pierre et l’eau, le solide et le mouvant, la lumière et la transparence. Le végétal aussi, mais de manière onirique. Si j’habitais en ville, je peindrais sans doute autre chose. »

Elle précise encore : « Ce qui m’intéresse, c’est la limite entre l’abstraction et la figuration, ce petit espace où le regard est “vrai”, sans tricherie. Comme lorsqu’on se voit dans un miroir sans savoir que c’est soi… Ce très court instant où le cerveau n’a pas encore “mis en boîte” l’information, où le regard est dépouillé, à vif. Là réside, pour moi, le regard pictural. »

Anna Maisonneuve