Nommée le 1er juillet 2023, à 28 ans, à la tête des musées de Poitiers, Manon Lecaplain, diplômée de l’Institut national du patrimoine, savoure sa chance tout en affirmant son attachement au service public et à la nécessité d’inscrire le musée au cœur des politiques culturelles.

Le soleil, généreux, s’est invité au-dessus de Poitiers. La ville semble si paisible en ce jeudi matin, seule une classe d’enfants, trépignant à la perspective d’une sortie scolaire, nous rappelle le lieu du rendez-vous. Tailleur pantalon gris souris, sneakers, quelques discrets bijoux, chevelure disciplinée au carré, regard couleur mer du Nord, et sourire engageant, elle arrive. Ponctuelle. Puis, d’une voix grave, décline l’entretien dans son bureau, « purement fonctionnel », au profit d’un échange dans la cafétéria. Comment refuser ? Le mobilier d’époque — Saarinen et Knoll — comme la vue dégagée, en hauteur, sont plus que propices à la discussion.

Née en Normandie, elle se fixe à Thouars, dans les Deux-Sèvres, après moult déménagements familiaux. Son terrain de jeu entre 7 et 18 ans. Développant une inextinguible curiosité pour l’Histoire, elle avoue que le premier passeur, chez sa tante, s’appelait… Astérix. Pourquoi cette passion ? « Afin de comprendre d’où tout vient. J’adore le Moyen-Âge et le XIXe siècle, dans lequel on peut lire en creux notre société. Notre siècle est son héritier. »

Excellente élève, douée pour les sciences dures, bac en poche, elle intègre le lycée Pierre-de-Fermat, à Toulouse, prestigieux établissement réputé pour ses classes préparatoires aux grandes écoles, dont l’École nationale des chartes. L’institution, fondée en 1821, forme aux sciences auxiliaires de l’histoire ; de l’archéologie à la paléographie en passant par l’héraldique et tant d’autres branches. Un objectif pour lequel elle sacrifie tout.

Parcours d’excellence

2015, bonjour Paris, la voilà admise à l’ENC. Première certitude : devenir conservatrice. Deuxième certitude : pouvoir passer des concours de la fonction publique et donc trouver un emploi. « Je ne viens pas d’une famille de fonctionnaires. Le sens du service public est venu sur le tard. Désormais, je ne m’imagine pas travailler ailleurs que dans le cadre de la fonction publique territoriale. Cela me semble essentiel aujourd’hui. »

Si l’Histoire la fascine, son intérêt pour l’histoire de l’art vient crescendo. Et une épiphanie, « Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910 », exposition d’ampleur au musée d’Orsay. Dès lors, elle rattrape le temps, dévore l’offre de la capitale. « Cela ne m’a pas donné le vertige, j’apprenais pas à pas, néanmoins, je n’ai aucun problème à reconnaître que je suis moins “sachante” en histoire de l’art qu’une personne sortie de l’école du Louvre. »

Ses humanités ont un parfum international : Rome, Stockholm, Dakar, Barcelone, Washington. La force du réseau d’une école jouissant d’une très bonne image, certainement. « Cela m’a apporté une indéniable ouverture, j’avais peu voyagé enfant. Je suis allée dans de grands musées, où l’on fonctionne en silo, sans grande transversalité, mais ne le regrette pas. Évidemment, d’un territoire à l’autre, les rapports au travail, au public, au musée diffèrent. Le poids du mécénat est ainsi incomparable aux États-Unis. Tout a été important dans ces expériences exceptionnelles, même si Dakar et Stockholm restent les plus marquantes. »

Rendre la culture accessible à tous

Elle nourrit un vif intérêt pour la question du corps et du nu, objet de sa thèse, intitulée « De l’impudeur esthétique à l’obscénité artistique : les premières revues de modèles photographiques de nu à destination des artistes (1902-1914) ». Elle étudie « au-delà de la notion d’érotisme, celle plus intéressante de la représentation et des rapports de domination ».

Elle se frotte, en outre, à l’épineuse question de la médiation culturelle, accompagnant des élèves de lycée professionnel. « Je voulais leur donner l’envie de visiter les musées, j’allais leur parler des collections du Louvre via le clip Apeshit de Beyoncé et Jay-Z. Il faut établir des parallèles avec ce que les gens connaissent, rendre les choses plus tangibles. Quand on pipe rien à un cartel, on nuit à la médiation. Le contact avec les publics est essentiel, hyper enrichissant. »

2022, direction Strasbourg et l’Institut national des études territoriales et, parallèlement, l’Institut national du patrimoine, dont elle sort titulaire d’un diplôme de conservateur territorial du patrimoine en 2023. Cette année-là, stagiaire en Suède, à la faveur d’un appel téléphonique avec la Direction régionale des Affaires culturelles, on la convainc de faire acte de candidature pour les musées de Poitiers [musée Sainte-Croix, musée Rupert-de-Chièvres et hypogée des Dunes, NDLR] afin de succéder à Pascal Faracci, parti en juillet 2022 à la tête du musée Cognacq-Jay, à Paris. L’édile veut en finir avec l’intérim, assuré en binôme par les conservatrices Raphaële Martin-Pigalle et Coralie Garcia-Bay. Manon Lecaplain est une femme, jeune, idéale candidate pour une municipalité verte prônant inclusion et valorisation du matrimoine. « Hasard de la vie, me revoilà dans le Poitou ! J’ai répondu le dernier jour. Deux semaines après, j’étais face au jury. »

Retour au bercail et nouvelle direction

Elle connaissait Poitiers, pas forcément ses musées, mais son programme ne souffre aucune hésitation. « Le musée doit prendre sa part, assurer son rôle de service public, sortir de son image supposément “élitiste”, être accessible, porter des discours, lutter contre les discriminations. Je reste attentive à l’image qu’il renvoie et m’échine à la démystifier. »

Son navire amiral, le musée Sainte-Croix, abrite 1,1 millions d’artefacts, emploie 45 agents permanents et 15 non permanents pour 200 000 euros de fonctionnement et 240 000 euros de budget d’investissement. Alors, le quotidien ? « Je dirige et impulse la politique d’un service public. Je ne suis pas chargée de collection. Passant sans cesse du coq à l’âne, je m’appuie sur mes collègues et leurs expertises, apprenant à leurs côtés. »

Deux nouvelles salles médiévales, le don aussi unique qu’exceptionnel d’Eugénie Dubreuil — 300 œuvres acquises et 200 en dépôt —, pas mal pour un début. Sans omettre la poursuite de partenariats historiques avec le tissu culturel dont elle loue l’inouïe richesse ou de nouveaux liens tel le comité départemental UFOLEP de la Vienne.

Dans son écrin brutaliste quinquagénaire, elle s’émerveille quotidiennement du fonds. Son projet ? Valoriser les collections. Ainsi qu’une attention toute particulière au parcours permanent, « il y a tellement en réserve à mettre en lumière de façon éthique, écologique. Il faut en prendre soin, le repenser pas à pas pour une meilleure accessibilité, une meilleure mise en espace. Le rendre le plus vivant possible, sortir de certaines logiques, diversifier ce que l’on montre ».
Marc A. Bertin

Informations pratiques

Musée Sainte-Croix
61, rue Saint-Simplicien
86000 Poitiers