Avec la nouvelle exposition collective Capc, musée d’art contemporain de Bordeaux, sa directrice, Sandra Patron, conçoit un laboratoire pour déjouer les défis actuels.
À l’origine, il y a le livre de Michel de Certeau — L’invention du quotidien, publiée en 1980 chez Gallimard. Une figure loin de l’art contemporain : prêtre jésuite, philosophe, théologien et historien. Qu’a donc déclenché cette lecture au point d’en retenir le titre pour cette exposition ?
Une figure certain lointaine, mais très influente pour ma génération de commissaires d’exposition durant les années 1990 ! J’ai le souvenir d’un texte très important pour moi, dont je ne propose nullement « l’adaptation littérale », plutôt une digression.
Le titre même de cet ouvrage semble antinomique entre les notions à proprement contradictoires d’invention et de quotidien. Beaucoup d’artistes réunis connaissaient cette œuvre fondamentale dans l’histoire de l’anthropologie, issue d’une recherche collective sur la vie quotidienne. Cet ouvrage, en deux volumes, propose de redéfinir la manière dont les utilisateurs façonnent des tactiques et combinent des rituels afin de construire une identité et une représentation particulières du monde. Face à l’idée de « vigilance » développée par Michel Foucault, ou celle de « stratégie » théorisée par Pierre Bourdieu, Certeau soutient, lui, la présence d’un « homme sans qualités » (expression empruntée au roman de Robert Musil), qui n’est pas un sujet passif soumis aux impératifs du système, mais un consommateur actif utilisant des « tactiques » pour établir en silence des liens de solidarité et de résistance avec la communauté face aux contrôles institutionnels.
En résumé, il n’y a pas de fatalité et toujours de l’espoir quand bien même le cadre, la surveillance, ou les restrictions de liberté pourraient nous entraver. Silencieusement, l’individu détourne tel un braconnier détournant à son profit les ressources. Il développe également des notions de ruse et de tactique, qui sont fondamentales, ainsi qu’une foi en l’homme ; il a la conviction dans sa capacité à se réinventer. Or, ce propos me semble toujours aussi pertinent même s’il a été formulé en 1980. Inventer, c’est utiliser les ressources existantes. Une valeur de l’écologie susceptible de nourrir des potentiels du réel. Grâce à ce corpus, je désirais trouver un véritable moment de joie dans un moment sombre.
Vous évoquez dans votre propos « un sentiment d’urgence » chez les artistes face aux multiples crises — économiques ou environnementales —, toutefois n’est-ce pas une réaction relativement commune si l’on regarde l’histoire de l’art de Dada ou Pop art ?
La réaction des artistes au fil des siècles ne change en rien, l’Histoire n’est qu’une manière de s’adapter en permanence. Aujourd’hui, ces artistes, ici présentés, ont en commun de ne pas utiliser des stratégies telle que la science-fiction. Ils s’emparent du quotidien pour créer des œuvres et se rassemblent autour d’une éthique de l’espoir, de l’être ensemble, de la foi sociale. Ils apprécient les formes. Même si le constat est cruel, leurs propositions peuvent être joyeuses.
Vous mentionnez une démarche à la marge. Jean-Luc Godard disait que « la marge, c’est ce qui fait tenir les lignes ». L’invention du quotidien serait donc l’éloge du pas de côté voire du glanage ?
Le glanage est effectivement un thème important et récurrent dans cette exposition, mais aussi la dérive, théorisée par Guy Debord, qui laisse la possibilité à des rencontres autant heureuses que fortuites. La marge influence toujours le centre, lui permettant d’évoluer avec le temps, de se mouvoir. C’est souvent dans les interstices que l’on pense les paradigmes.
Qu’entendez-vous lorsque vous dites que « les artistes conviés bricolent “des manières de faire” pour se réapproprier ce qui s’impose à eux » ?
Le bricolage est fondamental : appropriation, détournement, réappropriation comme le disait Lévi-Strauss. Les artistes de L’invention du quotidien utilisent des matériaux qui ne relèvent pas d’une haute technicité, mais de techniques. Dans la conception de l’exposition, il y avait une ligne de force : comment s’approprier ce qui existait, y compris l’Histoire, pour en faire autre chose. J’ajouterai que cette réunion d’artistes est tout sauf homogène dans sa démarche « militante ».
Cette exposition ne tisserait-elle pas un lien évident avec l’Arte povera ?
Il y a plein de filiations évidentes, y compris avec le mouvement des Nouveaux réalistes. L’Arte povera avec sa défiance vis-à-vis de la société de consommation, son usage de matériaux simples, souvent des éléments naturels ou de récupération, et son nomadisme offre effectivement une parenté.
Au-delà d’un principe participatif vous insistez sur une connexion entre le musée et la ville de Bordeaux une interdépendance de fait ou bien une espèce de manifeste ?
On a volontairement offert Bordeaux comme un « terrain de jeu » aux artistes, notamment Judith Kakon et Yuko Mohri, qui a beaucoup glané pour cette exposition. Et l’on en revient à cette notion de bricolage car, sur le principe, on ne sait jamais trop ce que sera le résultat… Toute la préparation fut un plaisir avec un rapport différent au temps, des présences accrues, des moments de repérage. En outre, nous avons eu la possibilité de mettre de l’argent à d’autres endroits car qu’est-ce que l’économie de l’art désormais ? 60% du budget d’une exposition est dédié au transport des œuvres ! C’est une économie précaire que nous devons soutenir. En mettant en lien les artistes avec les communautés artistiques de la ville, on produit beaucoup, y compris au sein de l’écosystème local.
30 artistes et 64 œuvres, ne risque-t-on pas le trop plein ?
C’est le prix de l’ambition, et le défi à relever à chaque exposition collective dans le cadre de cette grande nef… Nous avons beaucoup réfléchi aux conditions de production et d’acquisition, à ce qui serait produit sur place, aux opportunités. L’invention du quotidien opère tel un laboratoire qui pose des questions, dont celle des enjeux pour demain. En fait, la question fondamentale, demeure qu’est-ce l’œuvre ? Et, en corollaire, la question dite de la conservation, notamment face aux œuvres de protocole. L’invention du quotidien n’est qu’une petite pierre dans ce processus de questionnements. Nous n’en sommes qu’aux prémisses.
Propos recueillis par Marc A. Bertin
Informations pratiques
L’invention du quotidien,
jusqu’au 4 janvier 2026,
Capc Musée d’art contemporain, Bordeaux (33).