Du 14 au 16 novembre, Périgueux célèbre la 20e édition du festival du livre gourmand, consacré à l’art sacré de la gastronomie. Jacky Durand, reporter culinaire, qui nous a régalés des années durant avec ses « Mitonneries » dans Libération, se met à table.

Quel regard portez-vous sur cette manifestation ?

C’est ma troisième participation et je considère Périgueux comme un salon plus qu’intéressant car les choix sont toujours pertinents quand trop de manifestations jouent la carte du confort. Ici règne une grande diversité tant dans les approches culinaires que celles de l’écriture ou la manière de raconter la nourriture. C’est à la fois grand public et ouvert sur cette ville qui s’offre merveilleusement à ce genre d’événement.

Cela peut intéresser autant le gourmet que le gourmand, le béotien que le cordon bleu. À Périgueux, la ville fait corps avec le salon. J’adore traîner à l’ouverture du marché, le samedi matin. Je viens avec une glacière pour faire le plein.

Vous êtes invité cette année avec deux ouvrages dans votre musette : Le lard paysan, dix façons de le préparer (éditions de l’épure) et En cuisine avec Pierre Gagnaire (Denoël, collection Masterclass). Comment réalise-t-on un tel grand écart ?

Je suis journaliste depuis 44 ans et n’établis aucune différence entre le localier, qui travaille dans la proximité, et le grand reporter, qui ne publie que tous les 15 jours ; il s’agit du même métier : voir et écouter. J’ai voulu le faire pour rapporter des situations, des rencontres. Que ce soit au cul des vaches ou dans l’atmosphère feutrée d’un salon, je rapporte ce que j’ai vu ou entendu.

D’un fumoir des Hautes-Vosges, où j’habite, avec un vieux paysan qui fume son lard, aux 3 étoiles de Pierre Gagnaire, rue de Balzac, dans le VIIIe arrondissement de Paris, c’est la même démarche. Il n’y a pas de petits ni de grands journalistes, encore moins de hiérarchie à mes yeux. J’ai le plus grand respect pour la presse quotidienne régionale, dont je viens, et qui mériterait plus de prix Albert-Londres.

Comment expliquez-vous l’engouement quasi-frénétique autour de la cuisine depuis ces vingt dernières années ?

La cuisine a rejoint la société du spectacle. Jusque dans les années 1960, les chefs restaient dans leur cuisine même s’il y avait des stars comme Fernand Point, le premier chef à obtenir 3 étoiles au Guide Michelin en 1933. À la fin du service, ils tapaient le carton et buvaient des canons. C’est Paul Bocuse qui les a sortis des fourneaux. Bocuse, c’était LE grand chef de la cuisine patrimoniale, formé par la mère Brazier, à Lyon, connue pour sa volaille de Bresse demi-deuil de huit heures.

Son intelligence est d’avoir su se montrer, de se faire connaître et de faire savoir, y compris à l’étranger. En 1964, Bocuse est le premier chef à faire la une de Paris-Match, il lance alors une vague de médiatisation. Puis, dans les années 1970 arrivent le Gault & Millau et la nouvelle cuisine — moins de sauces plus de produits bruts, une sacralisation de la salade de haricots verts avec un filet d’huile d’olive. Toutefois, la montée en puissance des chefs continue avec une forme de reconnaissance loin du Michelin qui n’était à l’origine qu’un guide touristique pour automobilistes fortunés.

N’oublions pas le rôle des revues, comme Cuisine & Vins de France, qui œuvrent à démocratiser la chose, sans oublier l’apport essentiel des fiches cuisine d’Elle. De Raymond Oliver à Maïté, la télévision joue sa partition, mais loin de l’idée de compétition comme aujourd’hui Top Chef, qui, entre concurrence et suspens, n’est que de la téléréalité…

Cela suscite des vocations, le grand public s’y retrouve, mais c’est aussi une source d’infinis malentendus, avec beaucoup de jeunes s’imaginant devenir 3 étoiles en 3 ans. Pierre Gagnaire me confiait « j’apprends toujours » alors qu’il a 55 ans de carrière. C’est une mise en lumière au service de l’Audimat. Enfin, cette forme limite d’élitisme est à mon sens malsaine car que signifie être le meilleur ?

Apporte-t-on plus de soin à ce que nous mettons dans nos assiettes ?

Seul qui en a les moyens, car acheter un bon produit, c’est respecter le juste prix du producteur. Par ailleurs, les études montrent que les trentenaires se passionnent pour la bouffe, mais ne cuisinent pas. Depuis 20 ans, flotte cette idée que cuisiner est chronophage. Or, le temps en cuisine, c’est autant de temps loin des écrans… alors que lancer un bœuf bourguignon, c’est quoi ? 20 minutes.

Une purée, à préparer, c’est un quart d’heure. Pareil pour une soupe. Un plat du soir, tout simple, c’est pas grand-chose, une pâte feuilletée, des œufs, du lard, quelques légumes, ça prend rien. Aujourd’hui, on est aimanté par le téléphone, cet objet transitionnel, alors que l’on peut cuisiner en écoutant la radio ou en regardant la télévision. On peut faire magnifique avec simple.

Des haricots blancs en conserve, égouttés, relevés avec des anchois, une cébette ou un oignon blanc, des olives et des tomates séchées, et hop, un plat sain et complet ! En cuisine, il faut une grande casserole, une cocotte, une poêle, un couteau d’office, un couteau à trancher, une cuillère en bois. Basta ! Pas besoin d’un Thermomix à 1 600 euros. Cuisiner sain et simple, sans forcément passer par le bio tant il y a redire, c’est une question primordiale de santé surtout quand on constate l’explosion des cancers chez les moins de 40 ans. C’est dramatique.

Quid de la transmission ?

Elle s’est interrompue durant les Trente Glorieuses avec l’émancipation des femmes, qui entrent massivement dans le marché du travail. Retrouver les tâches domestiques le soir, c’est double peine. Donc, le lien culinaire avec leurs filles prend fin, mais à 50 ans, on se remet à cuisiner car l’agro-alimentaire, c’est hors de prix et de la merde.

On retrouve le plaisir et de la curiosité pour d’autres cuisines. Je nourris également beaucoup de griefs à l’encontre de l’Éducation nationale qui n’effectue plus ce travail auprès des enfants entre les maths et le français. 5 fruits et légumes par jour, quelle fumisterie ! Tout dépend de la saison et de comment on les consomme. La cuisine, c’est de l’intime. Pierre Gagnaire a encore ce réflexe de paysan : il mange son fruit avec un bout de pain, « ça fait mon repas ».

Quel est votre sentiment sur la critique gastronomique ?

Je suis reporter culinaire et non critique gastronomique. C’est un métier extrêmement subjectif et je me garderai bien de juger mes confrères. Un vrai rubricard a beaucoup plus de temps pour peaufiner son écriture, contrairement à un localier. Longtemps, cet exercice était réservé à des journalistes qui avaient collaboré durant l’Occupation, à l’instar de Robert J. Courtine, THE CRITIQUE, qui tenait la rubrique gastronomique du Monde entre 1952 et 1993 ; des gens fort cultivés avec d’immenses qualités littéraires.

Dorénavant, les influenceurs ont pris le train de la dictature de l’image et tous les plats doivent être instagrammables. L’exercice est dévoyé comme le métier de photographe par l’usage du téléphone portable. Au fond, qu’est-ce qu’un critique culinaire ? François Simon, très grande plume s’il en est, dit qu’aller chez un étoilé, c’est comme faire un marathon : si vous êtes en forme, ça passe, sinon, c’est l’échec assuré et vous passez à côté du truc. Il y a des jours, votre palais ne suit pas. C’est comme pratiquer un sport, la forme du moment a beaucoup d’importance. La cuisine est aussi une affaire d’humeur et de sentiments ; on ne peut pas être régulier tous les jours, le métier de cuisinier est très difficile.

Et le retour aux vertus du terroir et aux saveurs locales, est-ce si bien partagé ?

C’est uniquement réservé à une frange de la population. Le drive-in a triomphé et la grande distribution tout compris. Quel plus grand bonheur que de faire son marché ? La cuisine est un plaisir dès le premier âge. À 4 mois, le bébé a des papilles formées. Une fois encore, éducation et transmission. La dictature des tendances, relayées par les influenceurs, n’attise pas la curiosité, mais la canalise.

Et les saveurs du Sud-Ouest ?

Me revient le souvenir ému d’une omelette aux cèpes, dégustée à Bordeaux, dans un petit restaurant, dans une petite rue. Bien baveuse, avec de l’ail et du persil. La meilleure de ma vie. J’étais heureux comme jamais.

Propos recueillis par Marc A. Bertin

Informations pratiques

Festival du livre gourmand,
du vendredi 14 au dimanche 16 novembre,
Périgueux (24)

Le lard paysan, dix façons de le préparer (éditions de l’épure).

En cuisine avec Pierre Gagnaire (Denoël, collection Masterclass).