FABRIQUE POLA – Du 15 au 17 septembre, la structure bordelaise fête ses 20 ans dans une programmation effervescente associant performances, expositions, kermesse, marathon photo, concerts et temps de rencontres – ludiques ou prospectifs – avec la tenue d’un séminaire qui réunit une flopée d’invités venus de l’Hexagone autour de cette question : « Qu’est-ce qui ce qui fonde et ancre dans la durée les aventures associatives et coopératives dans leur territoire ? » Sûrement une bonne dose d’endurance et de pugnacité, une touche d’intuition et l’intransigeance d’un horizon collectif, comme l’indique cette épopée, dont la genèse nous plonge dans la fin des années 1990. Discussion en compagnie de deux de ses membres fondateurs – Yvan Detraz de Bruit du Frigo et Fred Latherrade de Zébra3 –, et de son actuel directeur, Blaise Mercier.

Genèse : fin 1999 à 2002

Comme souvent, il n’y a pas de jour précis. Perdu dans les oubliettes de la mémoire, il est évincé par le souvenir d’une époque et d’un contexte. « On travaillait sur le second numéro de Buy Sellf (1), se rappelle Fred Latherrade. On était basé dans un immeuble situé passage des Argentiers dans le quartier Saint-Pierre qui servait d’ateliers d’artistes. » À la libération de certains espaces, l’association Zébra3 (2) est rejointe par Bruit du Frigo, alors hébergé jusque-là par une agence d’architecture installée sur le prestigieux cours du Chapeau-Rouge. « Gabi s’était mis en tête de rassembler un peu tout le monde autour d’un lieu, d’une fabrique, détaille Yvan Detraz.

Il voyait l’opportunité de ces locaux libérés passage des Argentiers pour enclencher une première tentative. » Cette cohabitation inaugurale diffuse une dynamique qui se propage au-delà des murs, entraîne dans son sillage une flopée de personnalités externes, artistes et acteurs culturels de tous bords, et s’incarne dans des discussions tenues au sein des espaces occupés mais aussi ailleurs. Au cœur de ces débats, une question : que désire-t-on faire ensemble ? « Même si on avait chacun quelques années d’existence, complète Yvan Detraz, on démarrait tous nos activités. On arrivait sur les cendres de l’âge d’or culturel bordelais. Alain Juppé venait de prendre ses fonctions de maire. Il avait mis un terme à Sigma, un gros coup sur le CAPC et sur la dynamique culturelle bordelaise. C’était la fin d’une époque, et le début d’une autre. On n’était plus dans une ère politique et culturelle portée par les institutions. Il fallait tout réinventer et tout reconstruire depuis le terrain de manière plus organique et coopérative. »

Portées par l’émergence nationale de nouveaux territoires de l’art (3) et l’exposition « ZAC 99 » (pour Zones d’Activation Collective), présentée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1999, ces réunions informelles agrègent au fil du temps une multiplicité d’énergies et de contributions. « Il y avait beaucoup d’artistes comme Marta Jonville, Franck Éon, Nicolas Milhé, Damien Airault ou Olivier Paulin de Perav’Prod, mais aussi des gens comme Bertrand Grimault, Vincent Lefort ou Thomas Bernard. Sans avoir nécessairement intégré Pola, tous y ont profondément contribué et participé au fait que ce projet vient d’ici, de cette scène bordelaise. » Fondée sur des intérêts partagés et des valeurs communes d’ordre matériel et humain, l’initiative se construit sur les bases d’une méthode d’action collective. « Que ce soit Bruit du Frigo ou d’autres personnes qui ont été impliquées à la fondation du projet, on était quand même tous dans des initiatives qui étaient très collectives avec une culture de la coopération, souligne Fred Latherrade. Cette expérience-là est importante, elle a caractérisé tout ce qu’on a pu développer par la suite. » Collectif de collectifs, la Fabrique Pola porte de surcroît au cœur de son ADN une sensibilité culturelle qui dépasse les frontières strictes de l’art contemporain et de l’architecture avec une ouverture à de multiples expressions, y compris citoyennes qu’on retrouve toujours aujourd’hui. Longue mais nécessaire, et garante (rétrospectivement) d’une endurance à toute épreuve, la phase de gestation aboutit en juillet 2002 à la naissance officielle de la Fabrique Pola (pour « pôle administratif » et « pôle artistique »).

« On était quand même tous dans des initiatives qui étaient très collectives avec une culture de la coopération. »

Fred Latherrade

À l’épreuve de l’adversité : de 2002 à 2009

À l’époque de sa fondation, la Fabrique Pola compte une dizaine de structures. Pour l’essentiel, des collectifs. Parmi eux : Orbis Pictus, Docile, Monoquini – Chercheurs d’ombres, Zéro 50 – Tête à Clap ou encore Le Labo révélateur d’Images. Faute d’espace attitré, les premiers rhizomes essaiment à travers plusieurs lieux. Les locaux situés passage des Argentiers sont suivis, en 2005, par l’investissement du rez-de- chaussée du numéro 30 de la rue Bouquière, où Bruit du Frigo inaugure Passe Muraille. Laboratoire de recherche, galerie d’exposition, bureau d’information et de ressource, friperie, bistrot de quartier, lieu de résidence artistique et de conférences, cet espace hybride accueille durant quelques années des actions visant à décrypter, inventer, expérimenter les manières de vivre, d’habiter et de rêver le territoire local. Sommée de quitter les lieux (passage des Argentiers et rue Bouquière), la Fabrique Pola entame une discussion avec la Ville de Bordeaux pour trouver une alternative. « On nous avait mis à disposition l’ancien CRDP (4). On avait commencé à nous installer, et puis retournement de situation, on n’avait plus le lieu. On s’est rapatrié en catastrophe au sein de Passe Muraille, transformé en cellule de crise pour trouver un domicile. » Nous sommes en 2008 et Bordeaux postule au titre de capitale européenne de la culture en 2013. « Dans le cadre de cette candidature, on avait imaginé un projet avec Darwin qui visait à terme la caserne Niel. En attendant, on se retrouvait dans des conditions d’exercice hyper-dégradées. On pouvait se retrouver à la rue le jour de la procédure de sélection. » Préjudiciable, cette conjoncture accélère les négociations et aboutit à l’obtention des anciens locaux de la gare Citram, face aux Bassins à flot.

Too big to fail : de 2009 à 2019

Avec ses 5 000 m2 distribués entre un vaste espace extérieur et des locaux transformés en bureaux, ateliers et cantine, le lieu investi en 2009 permet de tester et d’expérimenter à l’échelle 1 tout ce qui avait été imaginé depuis les années 2000. Rejointe par une nouvelle salve de membres, de structures résidentes et d’artistes plasticiens, la Fabrique Pola devient un lieu identifié. « C’est le début de la Fabrique Pola telle qu’on la connaît aujourd’hui, ajoute Yvan Detraz. Un moment hyper-important de croissance et de structuration, mais cela ne
dure pas, on est sur un lieu temporaire destiné à un programme immobilier. » Aussi, dès 2012, les discussions reprennent avec la Ville. « La municipalité nous faisait des propositions qui n’étaient pas acceptables ou alors il fallait se séparer de la moitié des habitants. C’était difficile, hyper-violent. Les gens quittaient les réunions en claquant la porte. On était devenu une grosse emmerde, parce qu’on était nombreux, motivés et pugnaces », se remémorent les cofondateurs. Volontaires, proactifs et opiniâtres, ces derniers réalisent des plans, élaborent une multitude de projets et notamment « un lieu qui aurait été génial : des anciens hangars sur les quais du côté de Saint- Michel ». Toutes ces propositions sont rejetées. Dans ce climat délétère, Gabi Farage décède en mai 2012. La Ville se désengageant, les pourparlers se poursuivent avec la communauté urbaine de Bordeaux (CUB) sous la présidence de Vincent Feltesse.

« La municipalité nous faisait des propositions qui n’étaient pas acceptables ou alors il fallait se séparer de la moitié des habitants. On était devenu une grosse emmerde, parce qu’on était nombreux, motivés et pugnaces »

Yvan Detraz

Davantage sensible au projet, l’ancien maire de Blanquefort dégage une opportunité sur une réserve foncière : l’ancien centre de tri postal à Bègles, destiné à accueillir la Cité numérique à l’horizon 2016. Septembre 2013, une vingtaine de structures et un peu moins d’une centaine de membres de la Fabrique Pola investissent les 2 400 m2 du site. Après un dénouement chaotique, ce nouveau bâtiment stimule de nouvelles approches, ravive les recherches empiriques, mais n’éclipse pas le caractère provisoire de la situation. « L’hypothèse Darwin était toujours d’actualité, mais les discussions traînaient. On sentait qu’on arrivait au bout de notre modèle de gouvernance. Il nous fallait un directeur ou une directrice », consigne Yvan Detraz.

QQ HABITANTS POLA -CHANTIER BRAZZA

C’est chose faite en 2016, avec la nomination de Blaise Mercier à tête de la Fabrique Pola. « À mon arrivée, se souvient ce dernier, l’équipe d’Euratlantique s’était tendue. Elle voulait lancer son chantier et avait posé une date butoir avec des pénalités de retard sur le chantier à hauteur de 6 000 euros par jour pour Bordeaux Métropole. » Cet ultimatum provoque une mobilisation générale. « Personne ne pouvait prendre le risque de laisser pisser, il y avait beaucoup d’argent en jeu. De notre côté, on en avait marre des déménagements. Tout le monde était usé y compris les pouvoirs publics, observe Fred Latherrade. Il fallait se fixer sur une situation définitive et pérenne. »

C’est à ce moment-là que se négocie une installation dans ce lieu repéré par l’équipe de Pola : les anciens entrepôts Pargade, situé à Bordeaux, quai de Brazza, sur la rive droite. Fixée initialement à 6 ans, la durée du bail fait l’objet de frictions. « On a bénéficié d’un alignement des planètes, analyse Blaise Mercier. Les regards avaient changé. La Fabrique Pola apparaissait enfin comme un outil de développement territorial aux yeux de l’État et de la Caisse des dépôts et consignations, qui allaient persuader la Ville et la Métropole de passer de 6 à 18 ans et ainsi d’entrer dans un bail de droit réel. Tout cela s’imbrique dans une dimension économique. On ne pouvait pas lancer un tel chantier dans un bâtiment qu’on occuperait si peu de temps. » Suivront encore quelques péripéties : un déménagement dans un ancien collège rue Fieffé durant la phase de travaux chapeautés par les architectes de La Nouvelle Agence (membre de la Fabrique Pola depuis 2010), une réunion secrète avec Alain Juppé acquis à leur cause, suivie d’une visite fructueuse du chantier en cours. « Il faudra attendre le jour de l’inauguration pour que les collectivités se rendent compte de l’ampleur du projet et de son bien-fondé », indique Blaise Mercier.

« Il faudra attendre le jour de l’inauguration pour que les collectivités se rendent compte de l’ampleur du projet et de son bien-fondé »

Blaise Mercier

Horizons : de 2019 à…

Au printemps 2019, la Fabrique Pola s’implante en bordure de Garonne après 18 ans de nomadisme et 7 déménagements. Rejointe par de nouvelles structures, elle compte aujourd’hui un peu moins d’une trentaine de membres et autant d’esthétiques et de modes de fonctionnement. Résolument éclectique, cette Fabrique artistique et culturelle s’est construite au fil de ses différentes escales, qui ont chacune été déterminantes dans l’élaboration de son propre vocabulaire économique, esthétique et sociétal. Cette dimension empirique se poursuit aujourd’hui, non plus à l’échelle d’un périmètre restreint et provisoire mais à la mesure d’une étendue plus vaste. « L’impact d’un lieu sur son territoire, c’est quelque chose qui était présent dans les valeurs posées au départ. Si la Fabrique Pola est un lieu de production, elle est aussi un lieu qui veut agir et rayonner sur ce qui l’entoure », témoigne Yvan Detraz. Porté par ce désir resté inchangé de contribuer à la vie urbaine et citoyenne, un nouveau théorème se précise : « Tisser des liens structurant sur le territoire, défendre la durabilité et non pas les urbanismes transitoires systématiques. Notre rôle, détaille Blaise Mercier, continuer à cultiver notre dimension vivace, partager les outils dont on dispose avec ceux qui le désirent, accompagner d’autres acteurs culturels, artistes et projets à se déployer au même titre qu’on a pu faire école. »
Anna Maisonneuve

1. Catalogue de vente d’art contemporain par correspondance édité à partir de 1999 par Zébra3
2. L’association Zébra3 a été fondée en 1993. Quant à la démarche de Bruit du Frigo, elle est initiée en 1995 et officialisée en 1997, sous la houlette de Gabi Farage et Yvan Detraz, alors étudiants en architecture à Bordeaux.
3. Avec l’émergence des friches culturelles dans les années 1990 comme l’Atelier 231 (1990) en Normandie, Culture Commune (1998) à Loos-en-Gohelle, Mains d’œuvres à Saint-Ouen (1999), ou encore le Confort Moderne à Poitiers qui fait figure de pionnier (1985).
4. Centre régional de documentation pédagogique alors domicilié dans les espaces de l’actuel gymnase Alice Milliat – 117 cours Victor-Hugo.

La FABRIQUE POLA
10, quai de Brazza, Bordeaux (33). pola.fr

Anniversaire des 20 ans
Du jeudi 15 au samedi 17 septembre