SALVATORE CAPUTO – Chef de chœur de l’Opéra national de Bordeaux depuis 2014, le maestro italien y diffuse une joie très personnelle : celle de pouvoir entraîner avec lui ses chanteurs, mais aussi un public qu’il espère, chaque jour, plus divers. Un esprit libre forgé auprès d’une famille de paysans, puis consolidé au cours d’une riche carrière menée entre Buenos Aires et Naples.

Il attaque sa 8e saison bordelaise. Pour un footballeur de la Juventus de Turin, club dont il est un tifoso de la première heure, ce serait un sacré bail. Mais Salvatore a, lui, encore beaucoup à faire à l’Opéra national de Bordeaux dont il tient toujours la baguette de chef de chœur avec un sourire communicatif, une faconde désarmante et une générosité gratuite. Celui qui ne parlait que dix mots de français à son arrivée sur le tarmac de Mérignac étaye désormais posément dans la langue de Berlioz l’ambition de ce nouvel exercice : « C’est une nouvelle année qu’on a voulue centrée autour du citoyen avec Emmanuel [Hondré, directeur de l’Opéra depuis janvier dernier, NDLR,], afin que chacun y trouve sa place. » Un altruisme non feint. Pour le comprendre, un voyage dans le temps s’impose.

Né sur le coup de pied de la botte italienne, dans le petit village côtier de Policastro (Campanie), Salvatore Caputo n’a jamais eu les allures d’un héritier. Issu d’une famille ouvrière rurale, militante-syndicaliste et modeste, il y a bâti les fondations de sa vie d’artiste sur les rêves envolés de son père. « Il voulait lui-même être musicien, mais il avait dû immigrer à ses 14 ans parce que ses parents ne pouvaient le nourrir. Quand j’ai eu 13 ans et alors que je débutais dans le piano-bar et gagnais déjà plus que lui, il a renoncé à s’acheter la Fiat, qu’il convoitait pour aller travailler, afin de me trouver un clavier Yamaha DX7, celui des Pink Floyd ! »

De là, les débuts d’une première carrière d’ambianceur de soirées folles. Mais la sagesse familiale le conduira plus loin. Pour soutenir le projet naissant d’un cursus dans le classique, le jeune Salvatore est incité à pousser la porte des plus prestigieux enseignants du pays. Partout en Italie, il y reçoit des cours de direction d’orchestre, réinvestissant ses cachets du week-end. «À chaque étape de ma carrière, j’ai trouvé quelqu’un qui m’a aidé. C’est ce que j’essaye de reproduire aujourd’hui en donnant leur chance à des jeunes qui ont du talent. On a tous besoin d’une porte ouverte à un moment donné. » Son ange gardien personnel se nommera Gianni Tangucci. Alors directeur artistique à Florence, c’est lui qui l’attire du côté du chœur, à l’âge de 25 ans. Salvatore y affine son art comme second chef sur les bords de l’Arno, avant de décoller fin 2004 pour Buenos Aires.

Pays aux inégalités extrêmes, l’Argentine est un bouillon de culture, mais aussi social à cette époque. En proie à une dette insurmontable, l’État fait face au refus de certains gouvernements étrangers de restructurer ses remboursements, dont l’Italie. À l’arrivée du « maestro » dans la capitale, les journaux se barrent unanimement d’un lapidaire Malditos Italianos (« Maudits Italiens »). Les Argentins, pour plus de la moitié originaires d’Italie, reprochent alors au gouvernement Berlusconi d’avoir oublié leur propre générosité au moment de la grande migration transalpine vers l’Amérique latine. C’est dans ce climat glacial que Salvatore débarque dans le vénérable Teatro Colón. « Je remplaçais un Argentin de 60 ans… Le chœur ne voulait pas travailler avec moi. Mais mes racines m’ont aidé. J’ai voulu faire comme les conquistadors qui brûlaient leur bateau après avoir accosté quelque part : ‘‘Ou on gagne, ou on meurt.’’ Je voulais transformer cette adversité en opportunité. Cela m’a excité. Et ce furent finalement cinq superbes années. »

Dans la rue, la société argentine reste incandescente. Les variations d’inflation, parfois vertigineuses, creusent encore un peu plus le fossé entre élite et couche populaire. L’opéra donne parfois une scène à ce conflit de classe, ou plutôt des travées. Entre un parterre réservé aux plus fortunés, spectateurs férus d’une tradition classique de l’opéra, et des galeries en hauteur, comblées par de jeunes aficionados à la recherche de modernité, le courant ne passe pas. Quand il ne devient pas électrique. Un soir où l’on joue Le Barbier de Séville au Colón, une demi-heure d’invectives entre ancien et jeune public ébouillante l’atmosphère après la représentation, devant des musiciens et artistes médusés et dans l’impossibilité de quitter la scène. C’est lors de cette production, à laquelle il contribue, que Salvatore rencontrera sa future femme, metteuse en scène de cette adaptation originale, mais clivante, de l’opéra de Rossini. «J’y ai côtoyé les syndicats, opposés à la direction du théâtre, alors que les salaires pouvaient perdre 80 % de leur valeur en un an, et un public très élitiste. Certains étaient de riches propriétaires possédant des territoires plus grands que la Gironde. »

En 2009, Tangucci le ramène sur sa terre natale. La piste d’atterrissage est mythique : le Teatro San Carlo de Naples. « C’est l’un des plus anciens théâtres lyriques, construit en 1737. Naples était un souvenir d’enfance, partagé avec mon père… La saveur était particulière. » Une expérience riche mais « fatigante » qui l’amène à postuler à Bordeaux après un nouveau quinquennat. « En Italie, quand on veut désigner quelque chose d’élégant, on dit qu’elle est faite ‘‘à la française’’.

«Je suis, comme disaient les Romains primus inter pares, premier parmi les pairs, mais tous égaux. »

J’ai moi-même beaucoup de goût pour la culture française, sa littérature notamment. » Place de la Comédie, il occupera le poste de chef de chœur de 40 permanents avec la même acuité, la même vibration : « Le chant est quelque chose qui se pratique avec les émotions. L’instrument est en dehors de soi quand la voix est, elle, viscérale. Et pour moi, le groupe n’existe pas, il n’y a que les individualités dont il faut s’occuper. C’est comme dans un club de foot : on peut aligner onze étoiles sans que cela ne fonctionne. On a besoin de toutes les personnalités, certaines fortes, d’autres plus silencieuses, dont il faut s’occuper de différentes façons. J’aime cette humanité dans le chœur. Je suis, comme disaient les Romains primus inter pares, premier parmi les pairs, mais tous égaux. »

Le chef ne se borne pas aux dorures du Grand-Théâtre. Il assure également 50 conférences à l’année dans les médiathèques, Ehpad, hôpitaux et écoles pour expliquer et jouer la musique classique. Pour ce défenseur d’une pratique populaire et dépoussiérée, les applaudissements spontanés ne sont pas proscrits lors des spectacles. Et comme si ses journées n’étaient pas assez remplies, le chef est récemment devenu président de la commission culture de la Licra. Une dernière explication Salvatore ? « On ne peut pas dissocier l’exhibition artistique de la pédagogie quand on est payés avec de l’argent public. » Generoso.
Thibault Clin