Tel un palimpseste de Et puis j’ai demandé à Christian de jouer l’intro de Ziggy Stardust — A Glam Project (2009),et Dua Lipa a fait ça (#moiaussii) voit le facétieux metteur en scène Renaud Cojo replonger dans les affres de la performance, convoquant au plateau la figure de l’idole, la psychanalyse, la construction de l’image et la honte.
Et tout serait parti de la disparition de David Bowie ?
Bowie a été un véritable tuteur pour moi comme pour des milliers de gens. Je dois également plusieurs projets de scène à cet artiste. Ainsi ai-je eu beaucoup de mal à écouter sa musique tout de suite après sa disparition.
D’une certaine manière, il fallait que j’accorde une place à ce néant-là… Laisser le vide créé par l’absent, cette sensation de privation, il fallait me l’infliger pleinement. Nécessité de la voix qui s’est tue afin de lui accorder une place mémorielle. Musicalement je me calais encore sur de vieux acquis évitant la figure paternelle de Bowie.
Puis, progressivement la force de l’industrie musicale via quelques algorithmes malicieux, initialement rejetés, ont finalement eu raison de cette attirance particulière qui s’est développée progressivement pour Dua Lipa. Elle a surgi telle une Vénus sortie des eaux via le réseau Instagram dont je suis client. Les deux confinements ont à ce titre été hyper bénéfiques.
Le ranking a donc scanné pour moi cet ensemble de contenus composites en attribuant un score de pertinence selon les signaux évoqués par mes recherches (pourtant bien éloignées, me semblait-il, de Dua Lipa), les comptes suivis, les occurrences, les profils similaires au mien. Bref, Dua Lipa s’imposait dans ces « équations ». Les algorithmes m’ont donc offert une autre possibilité de moi. Bowie disait « I’m a DJ, I’m what I play » 35 ans avant l’arrivée des réseaux sociaux et leur influence.
Pourquoi cette cristallisation autour de Dua Lipa et non de Demi Lovato, Selena Gomez, Myley Cyrus, Lady Gaga ou bien — proximité générationnelle oblige — Kylie Minogue ?
L’algorithme ! Toutes ces personnes n’ont pas été invitées sur mon écran d’iPhone, je n’étais donc pas le « cœur de cible » de leur possible influence. Cela dit, je me rends compte que depuis 3, 4 ans même si je reste très ouvert, je n’écoute de façon assidue presque exclusivement que des artistes femmes.
Dua Lipa bien sûr, mais aussi Lana del Rey, The Last Dinner Party, Billie Eilish, la chanteuse française « L » ou les voix sacrées de Midget ! Plus récemment la jeune Miki dont l’inventivité et la liberté me rassurent.
Dua Lipa a publié 3 albums depuis 2017 et celui qui vous fascine est Future Nostalgia, son second, paru en 2020. Pourquoi ?
Il s’agit de l’album du confinement, sa bande-son sortie 10 jours après le début de notre « enfermement volontaire ». Future Nostalgia est une usine à tubes. La plupart de ses morceaux sont des hymnes : Physical, Love Again, Don’t Start Now…
Cet album, pourtant très éloigné de tout ce que j’écoutais jusque-là, manifeste probablement chez moi l’idée d’une jeunesse et d’un corps perdus. Il s’agit d’un engagement musical très ancré dans l’electro-pop des années 1980, un engagement physique dans la danse.
Quand on est un peu prisonnier dans un corps fatigué comme le mien, cette « nostalgie du futur » vous renvoie nécessairement aux possibles dont à 58 ans, nous passerons désormais à côté. Ne reste alors que la nostalgie et les incertitudes du futur.
Emmanuel Lévinas, Serge Tisseron, Vincent Macaigne, Vincent Jouffroy, votre boucher… Quelle est la finalité d’un tel kaléidoscope ?
Mais parce que l’œuvre est vivante et touche à l’hyperactivité et l’hyperlien. Il s’agit d’une construction en étoile. Je n’ai pas du tout pour projet de rendre hommage à Dua Lipa, encore moins de construire une œuvre exégète autour de l’artiste.
Il s’agit dans ce projet de MA « Galaxie Dua Lipa » dans laquelle gravitent des résonances, des occurrences, et tout un environnement psychanalytique qui procède d’une construction personnelle. Je suis très heureux que Vincent Jouffroy, ce génie musical local, partage également la scène avec moi. C’est un homme hyper talentueux.
Le festival DISCOTAKE, pour lequel nous invitions des artistes à créer une performance autour d’un album référent, m’a montré que certaines propositions pouvaient rester effectivement linéaires, pédagogiques, appliquées. L’artiste invité s’absentait de la proposition en quelque sorte. Si j’en viens à convoquer aussi bien les travaux de Tisseron que le boucher de mon village, c’est parce qu’une impérieuse nécessité m’y pousse — cette quête personnelle qui m’oblige à rassembler, sous cette forme, le motif que représente cette Dua Lipa-là.
Il est, entre autres, question des notions de honte et de personnalité contemporaine. Peut-on en savoir plus ?
Tentez l’expérience : entrez chez un disquaire indépendant, du genre à avoir des goûts forcément très pointus, et demandez un album de Dua Lipa. À 58 ans, vous ressentirez sans doute une forme de honte – car, à première vue, cette musique ne semble absolument pas faite pour vous.
D’autant plus que l’artiste en question est hautement sexualisée, et si, de surcroît, vous êtes un homme d’un certain âge, d’autres enjeux se mettront en place : une forme de gêne, voire de rejet, face à cette attirance particulière. Je suis bien conscient ici de frôler le jugement, de m’exposer à cette fascination nouvelle avec toute l’ambiguïté qu’elle comporte.
Tisseron a très justement analysé ces mécanismes : comment la honte peut mener à l’« auto-dévaluation » et, finalement, à une mise à l’écart volontaire des espaces de sociabilité. Créer une œuvre autour de cela, dans l’ère post-#MeToo, n’a rien d’évident. Mais de toute façon, je ne vais que rarement vers ce qui est simple.
Sinon, DISCOTAKE, c’est bel et bien fini ?
Après avoir été érigé en « modèle » d’une proposition artistique au cœur du projet culturel et social de la salle des fêtes Bordeaux Grand Parc en 2021, le festival a été curieusement écarté en septembre 2023 sous prétexte qu’il ne correspondait plus aux aspirations de la nouvelle direction de cette structure municipale.
D’autant plus étonnant que ce projet a aujourd’hui une vraie résonance pour les artistes et les nombreux lieux en France qui programment des œuvres commandées et produites pour DISCOTAKE. Une scène nationale et un centre dramatique hors région nous ont fait part de leur intérêt pour déplacer ce festival né à Bordeaux.
Nous étudions cette possibilité. Ici, nous avons peu d’opportunités. Impossible désormais de discuter avec le tnba, qui est devenu une vitrine du Festival d’Avignon en choisissant l’excellence. Nous pensions à tort que nous aurions pu tisser des ponts puisqu’une performance avait même été créée par sa future directrice lors de DISCOTAKE2021.
Après huit créations, j’ai fini par comprendre que je n’y avais plus ma place. Le Glob a très vite montré un attachement pour ce festival, mais sans trop de ressources pour pleinement nous accompagner, ainsi que le Rocher de Palmer, chez qui nous créerons notre prochaine création en janvier 2026. Nous réfléchissons donc ensemble à une très hypothétique édition 3 pour 2027.
Nous avons pourtant de beaux projets avec The Limiñanas, et un grand groupe français pour reprendre l’intégralité de l’album Doolittle des Pixies (1989). Ce qui est sûr, également, c’est que je n’irai plus nécessairement vers des artistes confirmés pour les performances. DISCOTAKE est un festival qui coûte grossièrement 50 000 euros. Ce qui n’est évidemment pas grand-chose en regard d’autres projets et la compagnie que je dirige n’a plus les moyens de casser sa tirelire comme elle l’avait fait pour la première édition…
Informations pratiques
et Dua Lipa a fait ça, texte, mise en scène Renaud Cojo — Compagnie Ouvre le chien,
du jeudi 22 au samedi 24 mai, 20h,
Glob théâtre, Bordeaux (33).
DJ set avec le collectif Medusyne à l’issue de la représentation du jeudi 22 mai.