La sérénité et l’enthousiasme semblent guider les premiers pas de Fanny De Chaillé à la tête du TnBA, et à Bordeaux. Cette artiste, habituée à tourner beaucoup, irradie de son plaisir de diriger un théâtre pour la toute première fois. Dès la rentrée prochaine, elle présentera des pièces de son répertoire, associera neuf artistes pour affirmer son désir de varier les formes et les esthétiques. Dans son projet qui interroge la fabrique de nouveaux récits et la question de l’adresse au public, la place de la transmission et de l’école de l’éstba est centrale.

La lumière rasante d’un soleil hivernal égaye le grand bureau. À moins que ce ne soit le sourire franc de Fanny de Chaillé, tout juste installée. Exit les livres qui tapissaient les hauts murs du temps de Catherine Marnas, désormais un blanc sobre habille la pièce meublée de grandes tables-poèmes en bois clair.

Arrivée le 2 janvier dernier, la metteuse en scène de 50 ans, jusque-là à la tête de la compagnie Display, prend ses marques bordelaises et entre dans le concret d’un projet rêvé un an auparavant. « Pas trop intenses, ces débuts ? », lance-t-on en guise d’introduction. « Tout le monde me pose cette question, mais non, pas du tout ! Au contraire c’est concret, joyeux, on est entouré d’une équipe de trente personnes, tout va bien ! »

Dès son arrivée, elle a pris le temps de rencontrer tous les membres de l’équipe, un à un. « C’était super de lire la maison à travers le récit des gens qui y travaillent. Je dois dire que nous avons été très bien accueillies. »

Duo solide depuis quinze ans avec Isabelle Ellul

Quand Fanny de Chaillé dit « nous », c’est pour évoquer le duo solide qu’elle forme depuis quinze ans avec Isabelle Ellul, devenue directrice déléguée du TnBA. « C’est elle qui met en œuvre mes pièces, et désormais mon projet artistique au TnBA. Je n’aurais pas voulu y aller sans elle. » Isabelle Ellul, bordelaise, n’est pas pour rien dans la démarche de postuler, ni dans les relations tissées avec le réseau culturel local. Fanny de Chaillé, elle, n’a pas de problème à assumer qu’elle « débarque », se perd encore dans Bordeaux, et prend le fleuve comme repère.

Loin des souvenirs gris de ses virées de l’enfance — native de Royan, elle venait parfois en visite —, l’artiste redécouvre une ville plus attrayante, « à la bonne taille », où souffle un vent de renouveau sur son milieu culturel avec de nombreuses arrivées : école des Beaux-Arts, Glob Théâtre, La Lucarne, Chahuts… « Cette ville m’a aussi fait envie là maintenant, parce qu’il se passait ça, l’arrivée de nouvelles directions, avec l’envie forte de se rencontrer, de travailler ensemble. »

Le déploiement d’un geste artistique à l’échelle d’un lieu, d’une ville

Ce choix est aussi né d’un besoin de sa compagnie, en pleine croissance. Avoir été artiste associée de tant de théâtres et espaces de toutes tailles — de Chaillot au CDN de Montreuil en passant par le Centre National de la Danse de Lyon ou la Maison des Métallos — a aiguisé la nécessité de s’installer quelque part, pour de bon.

« À l’Espace Malraux, à Chambéry, où j’ai été associée pendant huit ans, j’étais très en lien avec la direction ce qui m’a permis d’envisager des projets autres, notamment le Projet Kids, qui investissait tout le lieu. Quand cette association s’est arrêtée, j’ai travaillé plus classiquement avec d’autres théâtres et, tout à coup, c’était comme si j’étais à l’étroit. Avec Isabelle, on rêvait de projets que l’on ne pouvait plus mettre en place parce que l’on n’avait pas notre lieu. Postuler au TnBA est devenu une nécessité, c’était vraiment le déploiement d’un geste artistique à l’échelle d’un lieu, d’une ville, d’un territoire. Rien n’a été forcé, cela arrivait au bon moment. »

Les spectacles qui s’appuient sur le texte et la langue

Sur la métropole bordelaise, c’est Sylvie Violan, au Carré-Colonnes qui suit et programme le travail de la compagnie depuis des années — Le Groupe, Les Grands, Le Chœur… —, même si on a souvenir d’avoir vu son électrique Gonzo Conférence à Barbey et son cérébral Désordre du discours à l’université. Les spectacles de Fanny de Chaillé s’appuient depuis toujours sur le texte et la langue, qu’elle manipule, déconstruit, réinvente, en engageant immanquablement le corps, et en questionnant les conditions de la représentation.

Ses débuts auprès de chorégraphes — Daniel Larrieu, Alain Buffard, Rachid Ouramdane, Boris Charmatz — ne sont sûrement pas pour rien dans cette façon de donner matérialité et corporéité aux mots. « Je me sens du théâtre, mais il est vrai que les chorégraphes ont été des figures fortes dans mon parcours, notamment les figures féminines. Maguy Marin, Pina Bausch, Anne Teresa de Keersmaeker m’ont fait penser que j’avais ma place aussi. »

Dès l’âge de 19 ans, elle crée ses propres pièces et performances, pousse ses recherches en esthétique à l’université tout en assistant d’autres artistes — plasticiens, metteurs en scène, chorégraphes. « Je trouve que c’est une place parfaite, j’y ai beaucoup appris. C’est l’occasion de voir quelqu’un au travail. Sans être forcément d’accord avec ce qu’il produit, tu dois être au bon endroit pour l’accompagner. Je sens que je suis une artiste qui se construit grâce et avec les artistes. »

Neuf artistes associés au TnBA

Dès l’an prochain, neuf artistes seront associés au TnBA, avec qui elle compte tricoter, sur mesure, des projets variés en fonction de leurs envies. « C’est beaucoup, neuf, mais il était important pour moi de penser une diversité, d’inviter des gens aux pratiques esthétiques variées. J’ai la sensation que ces théâtres publics, fruits d’une histoire de la décentralisation, se doivent de repenser les récits pour s’adresser à d’autres gens. »

Dans cette longue liste d’artistes qui viendront peupler le théâtre il y aura : Gwenaël Morin, « la famille », ce magicien du théâtre travaillant à l’endroit de l’acteur et de l’ascèse scénographique ; Baptiste Amann, « la star locale », auteur et metteur en scène ; Hatice Özer, comédienne, metteuse en scène et surtout musicienne ; le duo, installé à Eymoutiers, Lionel Dray et Clémence Jeanguillaume, aux formes jonglant entre la musique, la poésie et la performance.

Mais aussi Rébecca Chaillon, aux nouveaux récits afro-féministes, qui a tout chamboulé sur son passage à Avignon et viendra sûrement à Bordeaux interroger un passé colonial mal dégrossi ; le collectif Rivage, soit Loïc Chabrier et Maëliss Le Bricon, des Bordelais qui marient art et science et essaiment le dispositif Où atterrir de Bruno Latour ; et Mohamed El Khatib, metteur en scène et auteur de fictions documentaires.

Directrice de l’éstba

Depuis quelques projets — Le Chœur, avec dix jeunes comédiens ; Une autre histoire du théâtre ; et Avignon, une école, sa prochaine création avec les étudiants de l’école de la Manufacture à Lausanne —, la question de la transmission est venue percuter très clairement celle de la création. « Elle me permet aussi de transformer l’adresse au spectateur. Ce qui se transmet pendant les répétitions, se retrouve au plateau, et le spectateur est mis en état d’éveil, au même endroit que nous. »

De transmission, il est aussi question avec l’éstba qu’elle dirige désormais. Impossible de la faire parler plus avant de son futur projet pédagogique, qu’elle souhaite « penser de manière collégiale, ensemble, avec l’idée de faire appel à des acteurs et actrices, trop souvent absents des écoles ». Pour l’heure, elle savoure encore sa première rencontre avec la promo actuelle — « j’ai adoré ! » —, qui finira à la fin de la saison, et entend profiter de ces quelques mois passés à leurs côtés.

Stéphanie Pichon

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