Un festival de la jeunesse atteint l’âge de raison. Il y a trente ans, naissait À corps, ce bouillonnant rendez-vous de corps dansants, avec Isabelle Lamothe, enseignante à l’Université de Poitiers, comme initiatrice. Le mélange entre créations étudiantes amateurs et artistes professionnels continue de faire son identité. Retour sur une histoire particulière entre la fac, Beaulieu et le TAP.

Qu’est-ce qui a donné l’impulsion du festival ? Quels en étaient les ingrédients ?

Quand je suis arrivée à l’Université de Poitiers, j’enseignais plusieurs activités sportives, et la danse contemporaine. Au SUAPS1, nous nous retrouvions le jeudi après-midi pour un cours que j’ai vite nommé atelier de recherche chorégraphique [ARC, ndlr].

En fin d’année, on présentait dans notre gymnase le fruit de nos ateliers. Le centre de Beaulieu, situé à côté de l’université, possédait un grand plateau et sa directrice, Anne-Marie Chaignon, avait déjà mené des projets en danse contemporaine, notamment amateurs. Je suis allée lui demander si les étudiants pouvaient y présenter leur travail. Elle a accepté.

En 1994-1995, nous y avons présenté plusieurs pièces pour la première fois. Nous avons convenu de continuer, mais à la condition de faire travailler les étudiants avec des artistes. C’est comme ça que tout a démarré ! La première année, la danseuse Odile Azagury, qui avait sa compagnie et menait des projets amateurs, a créé Les Coquelicots avec nos étudiants, d’autres universités ont également participé. La deuxième année, Odile a de nouveau été invitée avec Dominique Petit.

Désormais, le rendez-vous avait un nom, À corps en fac majeur. À côté des 15 créations étudiantes, il y avait quatre pièces professionnelles ; le rapport s’est inversé depuis ! Cela se passait au mois de mai, avec aussi tout un programme de conférences où sont venus, entre autres, Laurence Louppe ou Julyen Hamilton.

Une bascule s’opère au début des années 2000, avec un renforcement de la programmation via la scène nationale et l’arrivée de formes plus performatives.

En 2001, Christophe Potet qui était responsable de la médiation au Théâtre, la scène nationale de l’époque, a souhaité proposer une programmation pendant le festival. C’est lui qui a suggéré de raccourcir le nom, pour ne garder qu’À corps. La première année, il a invité La Spirale de Caroline, la compagnie d’Olivia Grandville, avec Paris-Yerevan, joué dans le gymnase de Beaulieu.

À partir de là, le Théâtre s’impliquera de plus en plus dans la programmation, avec une ligne plus audacieuse. Dans les universités, on en était encore à cette danse des belles formes — celle des années 1980 —, nous n’étions pas dans une démarche de recherche. Les artistes invités dans ces années-là ont bousculé, chahuté, chamboulé, notre appréhension de la danse.

L’arrivée de Jérôme Lecardeur, à la tête du tout nouveau TAP, va marquer une nouvelle étape, avec un festival sur « les représentations du corps ». Je ne remercierai jamais assez Christophe et Jérôme de m’avoir fait rencontrer ces artistes qui ont nourri et mis au travail ma manière de penser la dimension pédagogique et artistique du rapport au corps. 

Y a-t-il eu des rencontres marquantes ? 

C’est difficile… Toutes ! Pour les débuts, je dirais Odile Azagury et Jackie Taffanel, par la suite la rencontre avec Cecilia Bengolea et François Chaignaud a été bouleversante, sans oublier aussi Martine Pisani, Emmanuelle Huyn, Dominique Brun, Gaëlle Bourges, Mickaël Phelippeau… Et tous les artistes qui ont suivi ces dernières années pour l’ARC.

Claire Filmon et Claire Servant ont aussi marqué très sensiblement le festival pour le côté international des universités invitées et l’écriture collective de l’ouverture. Ce que j’ai vu en tant que spectatrice a aussi été fondateur, je pense à The Show Must Go On de Jérôme Bel, Good Boy d’Alain Buffard, la carte blanche à Boris Charmatz, ou Adishatz de Jonathan Capdevielle.

En 2013, l’édition a mis en avant les formes performatives et bousculé nos regards avec Ivo Dimchev, Daniel Linehan, Miguel Gutierrez. En 2016, le festival a proposé un focus sur la nudité avec Tragédie, À mon seul désir ou 69 positions. L’édition a été controversée mais menée intelligemment, avec un vrai accompagnement dans la réflexion autour des pièces. 

Cette année, l’ARC invite la compagnie La Tierce à créer Chant éloigné avec une trentaine d’étudiants. Qu’est-ce que cette collaboration renouvelle ? 

C’est toujours une nouvelle aventure ! Mais il y a avec La Tierce une forme d’exigence, qui réinterroge le jeu des corps en mouvement. On attend souvent des jeunes que ça explose, dans une jouissance des corps. Avec Chant éloigné, il n’y a pas d’esbroufe, le geste se découvre en train de se faire, les étudiants ne peuvent pas tricher.

La jeunesse, c’est aussi organiser une résistance à une accélération qui va droit dans le mur, c’est tenter de ralentir, tout en restant en mouvement. La Tierce partage avec le groupe sa recherche : d’où vient cette danse, quel en serait le terreau, que peut-on collectivement découvrir d’une danse partagée par le chant, l’espace, les corps, par les présences ici et maintenant ?

Ils affirment que la danse peut être une forme de poésie, que l’on peut devenir poète de son corps, attentif à l’autre, à soi, et à l’espace qui nous entoure, dans une acceptation de nos vulnérabilités.

Vous allez participer au débat « Ce que l’âge fait aux festivals ». Qu’est-ce que l’âge fait à À corps ?

Avec l’âge, quelque chose s’est sédimenté, dans le sens où ce croisement entre pratiques amateurs et création artistique a pris de l’importance et de la valeur. C’est devenu le socle du festival. Cette sédimentation n’empêche pas un mouvement continu, perpétuel, qui fait qu’il y a toujours de la nouveauté, de la curiosité, du chamboulement. Donc, je dirais que l’âge nous apporte une force, mais sans figer les choses. 

La question de l’âge traverse aussi une partie de la programmation.

Oui, c’est vrai. Il faut rappeler que ce qui est à l’origine d’À corps, c’est l’énergie de la jeunesse. Pour cette édition, est mise en miroir la jeune génération d’étudiants, de créateurs avec l’histoire de la danse contemporaine, qui est cruciale pour comprendre d’où on vient.

Cette programmation reflète aussi l’histoire du festival, avec la venue d’Armelle Dousset, qui a commencé à l’ARC et qui danse dans Mauvais genre, ou la création d’Odile Azagury avec qui le festival a commencé. Cela interroge l’enjeu de ce frottement de générations, et les effets de vitalité de l’un sur l’autre.

Et l’avenir alors ? 

J’ai une grande confiance pour la suite ! Raphaëlle Girard, qui est à la tête du TAP depuis septembre, a candidaté en partie pour ce festival. Elle aime l’esprit de cette rencontre entre amateurs et pros, et elle y mettra sûrement sa patte en terme esthétique.

  1. Service Universitaire des Activités Physiques et Sportives

Une programmation décoiffante

Assagi par les années À corps ? À voir ! Ouvert par le fiévreux concert de BCUC et un bal géant, clos par le set de Barbara Butch, le cru 2024 affiche certes quelques formes de la maturité, mais pas dit qu’elles soient plus raisonnables.

Les Majorettes (de 40 à 73 ans) de Mickaël Phélippeau n’ont rien perdu de leur plaisir espiègle de danser, Les Éperdues d’Odile Azagury (73 ans) aiment passionnément à tout âge, et le duo Jean-Luc Verna (58 ans)/Jonathan Capdevielle fait cabaret de tout bois dans Sinistre et festive.

Deux reprises de pièces des années 2000, Mauvais genre (2005) d’Alain Buffard et O Samba do Crioulo Doido(2004) de Luiz de Abreu, abordent avec force la question du corps politique.

Quant à la jeune garde, elle avance intimiste et krumpeuse (Nach, Nulle part est un endroit), troublante et lascive (Eisa Jocson, Macho Dancer), sensible et transgénérationnelle (Renaud Dallet, Voir, toucher, s’aimer fort), harnachée et sensuelle (Arno Ferrera et Gilles Polet, Cuir), urbaine et folklorique (Marco da Silva Ferreira, Carcaça).

Les compagnies universitaires, venues de France, du Mexique ou de la Corée, jouent en soirée leurs créations, avec en point d’orgue celle de l’ARC, Chant éloigné, signée La Tierce qui présentera aussi son délicat Construire un feu en l’église Saint-Jean-de-Montierneuf. Quant à la fête d’anniversaire, elle se tiendra en plein air, au parc Blossac, avec cadeau surprise, majorettes et Baigneurs de Clédat & Petitpierre, gâteau et même des paillettes.

Propos recueillis par Stéphanie Pichon

Informations pratiques

Festival À corps,
du jeudi 4 au vendredi 12 avril,
Université de Poitiers, Centre de Beaulieu, TAP, Poitiers (86).

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