ANOUK RICARD – Assurément la femme la plus drôle de France, la dessinatrice, passée par les Beaux-Arts à Aix- en-Provence, puis l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, a créé un bestiaire à nul autre pareil, reflet de la condition humaine où la loufoquerie le dispute à la démence, le burlesque au crétinisme. Celle à qui l’on doit pléthore de chefs-d’œuvre de la BD contemporaine – Anna et Froga, Commissaire Toumi, Les Experts, Coucous Bouzon, Planplan culcul, Boule de feu – est doublement sous les feux de l’actualité avec, d’une part, le très attendu Animan, et, d’autre part, sa participation à l’exposition « Débordements », à l’espace culturel François Mitterrand de Périgueux, aux côtés de Martes Bathori, Ludovic Debeurme, Dominique Goblet, Pierre La Police, Ruppert & Mulot, Aurélie William Levaux et Winshluss. L’occasion rêvée de s’entretenir avec celle qui a magistralement aussi bien dépoussiéré le domaine jeunesse que les Mickey pour adultes.
Propos recueillis par Marc A. Bertin

Vous souvenez-vous de la première image, de la première illustration, du premier dessin vous ayant durablement marquée ?

Les images ou histoires qui m’ont marquée sont plutôt négatives ; c’est malheureusement ce qu’on retient le mieux. Je pense à La Chèvre de monsieur Seguin qui finit très mal, je demandais à ma mère de changer la fin de l’histoire. Ou encore, Pierre l’ébouriffé, un recueil d’histoires atroces pour mettre en garde les enfants de ne pas jouer avec le feu, par exemple. C’est plus tard que j’ai des souvenirs de lectures plus joyeuses comme les Peanuts et Mafalda, Pif Gadget, Picsou, Sempé et tous les classiques de la BD franco-belge.

Auto portrait chien plat – Anouk Ricard

Comment est née votre pratique du dessin ? Naturellement durant l’enfance ? Plus tard ? Par envie d’imiter ? Par atavisme familial ?

C’est venu, je pense, parce que mon père peignait parfois ; c’était ce qu’on appelle un peintre du dimanche, mais un assez bon peintre. En outre, j’étais fascinée par la grande sœur d’une amie qui savait dessiner les Sylvidres, ces créatures magnifiques et méchantes qui apparaissaient dans Albator. Mon but était de savoir dessiner aussi bien qu’elle et d’en faire un métier. Je pense que j’ai aussi été influencée par d’autres dessins animés de l’époque : Candy, Maya l’abeille – énorme passion pour ces deux-là. Je lisais Maya l’abeille en boucle en BD, même si elles étaient bien en dessous du dessin animé. Je lisais et relisais énormément de BD (Astérix, Lucky Luke, Gaston Lagaffe, etc.) à tel point que ça a été difficile pour moi de passer aux livres sans images.

Votre parcours, après les Beaux-Arts à Aix-en-Provence, vous conduira à l’école supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, d’où vous sortirez diplômée en 1995. Qu’avez-vous retenu de ces études ? Ce choix étanchait-il votre soif de dessin ?

Je pense que je n’avais pas vraiment une soif de dessin, juste un besoin de faire quelque chose de mes mains ! D’ailleurs, au départ, je voulais entrer en section « Reliure » aux Arts décoratifs. C’est là que j’ai découvert la section « Illustration » qui m’a permis d’aller vers une discipline plus concrète, vers le dessin et l’image. J’avais du mal avec le fait de devoir défendre son travail à l’oral car j’étais extrêmement timide et le dessin d’illustration m’a offert cette possibilité de créer des images qui parlent à ma place.

Vous entrez dans la carrière via la presse jeunesse, puis vous publiez Les Aventures de Pafy, Pouly, Caty, Blatty, en 1999, aux remarquables éditions du Rouergue. Quels souvenirs gardez-vous de ces débuts ?

J’ai des souvenirs mitigés sur mes débuts : à la sortie des Arts déco, je suis allée démarcher à Paris et me suis pris pas mal de retours négatifs. Je n’étais pas prête, je cherchais dans la presse jeunesse, mais mon style n’était pas mignon, je dessinais des personnages un peu effrayants. Avec le recul, je me dis que j’étais vraiment à côté de la plaque !

Heureusement, j’avais fait cette carte de visite sous forme de petit livre interactif absurde, avec une souris attachée à un fil pour cliquer sur les pages. Ce petit objet a tapé dans l’œil d’Olivier Douzou, c’était une super nouvelle pour moi qui aimait déjà beaucoup cette maison d’édition. Mon premier livre est né de cette carte.

“Je me demande si ce n’est pas toujours mon père que je dessine, à travers Bubu, Pipo et Animan. Il faudrait demander à un psy…

En 2004, vous entamez la saga Anna et Froga, où pointe votre sens inouï de la loufoquerie. Cette série, publiée au départ dans le magazine Capsule cosmique, sera éditée par la maison Sarbacane, nommée deux fois dans la sélection officielle du festival international de la bande dessinée d’Angoulême, puis fera l’objet d’une adaptation télévisée, en 3D, pour Okoo, la plateforme jeune public de France Télévisions. Vous attendiez-vous à une telle aventure ? Et cela a-t-il marqué une bascule dans votre parcours ?

Anna et Froga a vraiment été une bascule dans ma carrière, c’est sûr ! C’est là que je me suis aperçue que j’avais plus de facilité à raconter des histoires et faire rire en bandes dessinées. C’était comme une révélation alors que j’avais déjà pas mal d’indices pour cette évidence, or, je ne sais pas pourquoi je ne les ai pas vues. J’avais pourtant un dossier à moitié BD dans mon diplôme des Arts déco. Je la pratiquais un peu – j’avais même gagné un concours pour Fluide glacial lorsque j’étais étudiante –, mais je crois qu’en sortant de l’école je voulais gagner ma vie et il me semblait que l’illustration jeunesse était la meilleure solution.

Le personnage de Bubu esquisse-t-il celui de Pipo ?

Mes personnages se retrouvent parfois d’un projet à l’autre, en ce moment c’est le petit personnage chauve et moustachu qui est dessiné dans Boule de feu et que l’on retrouve dans Animan. Toutefois, je me demande si ce n’est pas toujours mon père que je dessine, à travers Bubu, Pipo et Animan. Il faudrait demander à un psy…

Avec Patti et les fourmis (2010), fini le strip ou le micro-récit, place au format « classique » 48 pages. Était-ce un défi ou la suite logique ? Par ailleurs, cet album sera lui aussi sélectionné au FIBD ; cette reconnaissance vous touche-t-elle ?

Oh oui, la reconnaissance me touche, si je dessine c’est pour qu’on me dise que mon dessin est bien, comme un enfant auprès de ses parents ! Le format classique, avec une longue histoire c’était un challenge, parce que ça reste plus facile pour moi d’écrire des histoires courtes étant donné que j’improvise, je dessine en écrivant, l’histoire se déroule et je ne sais jamais comment elle va finir. Donc, pour construire une histoire longue, c’est plus compliqué, cela donne des incohérences qu’il faut corriger au fur et à mesure. Il y a moins de place à l’improvisation, il faut un peu plus écrire en amont, ce que je n’apprécie pas toujours.

« Ce que je cherche à faire en premier lieu, c’est faire rire ou étonner, essayer d’être la plus originale possible. »

On a (trop) souvent glosé sur votre style supposément naïf voire enfantin tout en louant votre vision très personnelle de l’anthropomorphisme, mais, à la vérité, seriez-vous capable de définir votre style et de quelles influences vous revendiqueriez-vous ?

Je crois que ce sont les autres qui parlent le mieux de mon style. Moi, ce que je cherche à faire en premier lieu, c’est faire rire ou étonner, essayer d’être la plus originale possible. Aussi ai-je envie que mes personnages soient attachants et drôles, qu’ils touchent comme je l’ai été par les Peanuts, Mafalda, Astérix, Lucky Luke, etc. Il y a tellement d’influences dans mon travail que j’aurais du mal à dresser une liste. Il y a eu un tournant à mes débuts, lors de mes découvertes de dessins manga kawaï, mais je regardais aussi beaucoup de dessins animés japonais entre 6 et 12 ans. Finalement, ça se recoupe. Un tournant au niveau de l’humour lors de la découverte de Pierre La Police, grosse claque ! Puis des influences plus récentes avec les dessins issus du milieu artistique contemporain, mais, comme tout le monde, je me nourris de tout ce qui m’entoure.

Avec Commissaire Toumi (et son fidèle Stucky) – créé pour la revue Ferraille illustré –, votre bestiaire prend une nouvelle dimension et votre art du nonsense s’épanouit. Peut-on y voir une inspiration pour la série Les Experts ou s’agissait-il simplement de pervertir les codes du roman policier grâce à ces flegmatiques disciples de Columbo ?

Avec Toumi, j’entrais dans le monde des adultes, je pouvais y mettre des gros mots et des références que n’ont pas forcément les enfants. Mes inspirations viennent plutôt de Columbo et Derrick : j’adore les séries policières, et particulièrement les enquêtes où il peut y avoir une participation ludique du spectateur à dénicher les indices. J’ai essayé de susciter ce plaisir chez le lecteur.

Au-delà de l’hilarité qu’il provoque à la lecture, Coucous Bouzon dépeint en filigrane l’absurdité mortifère du monde de l’entreprise. On rit à gorge déployée, mais derrière l’intrigue, pointe une observation fine et lucide du monde du travail. Était-ce un moment où vous vous êtes dit : « fini la rigolade ! » ?

Jamais « fini la rigolade » ! Je ne pourrais pas écrire un livre vraiment sérieux. C’est vrai que, derrière, il y a peut-être une critique du monde du travail et de l’entreprise, néanmoins, mon but premier n’est pas de dénoncer, plutôt de faire rire. Quand j’écris, je crois que je suis forcée de prendre une position critique parce que mes histoires, même si elles sont loufoques, restent réalistes sur le fond, les personnages sont fous ou débiles mais évoluent dans un univers qui existe et que l’on connaît. Dans Coucous Bouzon, j’use aussi de clichés sur le travail. En règle générale, j’utilise beaucoup les clichés parce que j’ai peu de connaissances sur les choses.

La décennie 2010 sera particulièrement prolifique. Vous alternez entre publications jeunesse — la série Les Questions chez Bayard ; la série Petit manuel au Seuil ; la quadrilogie Princesse caca, Coco bagarre, Ouin-Ouin chagrin et Mimi commande avec la complicité de Christophe Nicolas pour les Fourmis rouges – et ouvrages désormais élevés au rang de mythes (Les Experts, Faits divers). Est-ce le bon équilibre pour vous ? Cette diversité vous permet-elle de balayer le spectre de vos envies ? Et, question retorse, quel exercice est-il le plus difficile ?

Oui, la diversité est importante pour moi, parce que je m’ennuie vite et je crains autant d’ennuyer que de m’ennuyer. Accepter des commandes me permet de me reposer un peu, d’apprendre d’autres choses, de gagner de l’argent aussi, évidemment. Comme j’édite beaucoup chez des petits éditeurs, je suis peu payée lorsque j’écris une BD. Je suis obligée d’accepter des commandes pour la presse ou l’édition, l’aspect financier doit être pris en compte. Les deux exercices sont différents. Dans les deux cas, j’ai du mal à m’y mettre, je n’aime pas les contraintes et à la fois celles- ci donnent une base sur laquelle se reposer. La liberté totale, c’est la feuille blanche et ça peut faire peur. Dans tous les cas, je travaille toujours au dernier moment, je fais partie de ces gens qui procrastinent jusqu’à
ce qu’il n’y ait plus le choix de s’y mettre. Je ne dessine pas pour le plaisir, seulement quand il y a une histoire à raconter.

Chose absolument remarquable, au-delà bien entendu de la déflagration comique, avec Les Experts, votre œuvre entre, par l’intermédiaire des ineffables Pipo et Cano, au panthéon des mèmes internet avec le désormais culte « Le second degré de quoi ? Le second degré de ton cul ! ». Quel effet cela fait-il de devenir malgré soi une icône de la toile ?

Ah je ne savais pas que j’étais une icône de la toile, ça c’est vous qui le dites ! C’est vrai que la case « Le second degré de ton cul » a bien tourné, à tel point que je la trouve un peu lourde maintenant. C’est une case sortie d’une histoire donc, pour moi, il manque tout le reste, mais c’est bien évidemment très valorisant de voir que c’est partagé par du monde, ça gonfle l’ego, et quand j’écris, c’est pour être lue, donc, je ne vais pas dire que ça ne me fait pas plaisir !

« Je ne pourrais pas écrire un livre vraiment sérieux. »

Comment s’est passé le projet Faits divers ? Avant d’être doublement compilés pour Cornélius, cette commande avait fait les beaux jours du Tigre puis du Web Arte ? Êtes-vous lectrice de cette rubrique dans la presse ? Quelles étaient les contraintes ? Une chose est sûre : votre sympathique ménagerie ne peut masquer l’effarante imbécilité de nos contemporains…

Faits divers a commencé dans la revue Tigre, puis Jean- Louis Gauthey m’a demandé si je voulais en faire un livre. Et j’ai dit oui parce que j’aime beaucoup les éditions Cornélius. Il y a beaucoup d’auteurs que j’admire dans son catalogue et j’aime la qualité, l’esthétique de ses livres. Je ne lis pas spécialement les faits divers ni la presse papier, mais on voit souvent des titres étranges et rigolos circuler sur le net, j’avais envie d’inventer des histoires d’après ces phrases que je trouvais mystérieuses. Par exemple « Il tue son père avec son slip », ça demande une explication, d’après moi. La contrainte que je me suis fixée était de ne pas utiliser de titres trop glauques, les viols, les morts d’enfants, etc. Vu qu’il s’agit de vraies personnes, je ne voulais pas faire de l’humour sur le dos de gens qui ont souffert.

Impossible de ne pas mentionner ce pur chef-d’œuvre Planplan culcul, pour le compte de la collection « BD Cul » des Requins Marteaux. Comment cela s’est-il passé ? Une banale commande ? Une envie d’explorer un genre hypercodifié ?

Oui, c’est tout à fait ça : l’envie d’explorer ce genre qui est loin de mon univers, surtout que je n’ai jamais perçu mes personnages comme sexués, donc c’était un vrai tour de force. C’est Fred Felder et Cizo, qui travaillaient aux Requins Marteaux, qui m’ont proposé ce projet. Ce sont eux aussi qui sont à l’origine du commissaire Toumi en me demandant d’écrire une BD adulte pour Ferraille.

Décidément insaisissable, en 2019, vous explorez avec la complicité d’Étienne Chaize le domaine de l’heroic fantasy avec le stupéfiant Boule de feu, très grand format luxuriant, où s’entrechoquent Tolkien et Corben, Bosch et World of Warcraft, shih tzu et moustache. Quel sont les secrets de cet opus magnum ?

Une idée de l’éditeur qui m’a proposé de travailler avec Étienne, l’univers heroic fantasy étant éloigné de ce que j’ai pu faire et de ce que je lis. Je crois que pour moi c’est une bonne base de partir de quelque chose que je ne connais pas bien, cela me permet de m’amuser et de proposer quelque chose d’original parce que j’essaie de rester au niveau de mes connaissances qui sont enfantines et légères.

«Je ne dessine pas pour le plaisir, seulement quand il y a une histoire à raconter. »

La même année, vous ouvrez votre colossale malle aux archives et compilez des années de travaux réunis dans Anouk_Ricard.jpg. Quelle était votre intention : mettre de l’ordre ou donnez une seconde chance/vie à des dessins oubliés ou trop confidentiels ?

Encore une fois, un souhait des éditeurs – Chamo et Yassine de l’Articho – de réaliser cet archivage, et moi j’ai répondu « Pourquoi pas ? » parce que ce sont aussi des amis et que j’admire leur travail d’éditeurs et de dessinateurs. Ils ont toujours de bonnes idées. En l’occurrence, c’était de réaliser 3 000 couvertures différentes grâce à une application qui a généré grâce un algorithme des compositions en utilisant plusieurs dessins, couleurs et bulles, entrés dans le programme.

À côté du dessin, il y a également la musique et le cinéma comme la série en stop motion « Avez-vous déjà vu ? ». Sont-ce des instants de récréation ou d’autres pièces de votre puzzle ?

Oui, ce sont des instants de récréation, de challenge parfois quand je ne connais pas bien la technique. J’aime bien découvrir des techniques ou des logiciels, j’aime la magie de la nouveauté.

Cet automne, votre actualité, c’est d’une part Animan, aventure au long cours menée depuis plus d’un an via un financement participatif, et, d’autre part, votre présence dans l’exposition collective « Débordements », à l’espace culturel François Mitterrand de Périgueux. Alors, qui est Animan et que doit-on attendre de votre part au sein de cette exposition collective en compagnie de sacrées pointures ?

Animan est un monsieur très gentil qui essaie d’aider son prochain, il peut se transformer en animal, n’importe quel animal, ça l’aide dans ses enquêtes, il vit avec une grenouille qui ne connaît pas son pouvoir, et ils s’aiment.
Pour « Débordements », je suis très fière d’être aux côtés d’artistes que j’admire, je ne sais pas quoi dire d’autre à part « merci ! ».

On a beaucoup parlé de farce, de bouffonnerie, d’absurde, de loufoquerie, mais, au fond, qu’est-ce qui vous fait réellement rire ?

Ce qui me fait rire ? C’est la surprise, mes amis, mon chien, des situations et des jeux d’acteurs et d’actrices réussis et dans des séries réussies, ou, au contraire, tout ce qui est raté. Je suis assez bon public.

« Débordements »
Du samedi 1er octobre au vendredi 30 décembre, espace culturel François Mitterrand, Périgueux (24)

Vernissage, samedi 1er octobre, 18h, puis concert de Stop II
Ouverture exceptionnelle dimanche 16 octobre, de 14h à 18h

Visite commentée chaque samedi à 14h (sans réservation)
Ateliers en famille, de 10h à 11h30, samedi 22 octobre, 19 novembre et 17 décembre (sur réservation)

Soirée exposition & projection, en partenariat avec Ciné-Cinéma
Mercredi 9 novembre, à partir de 18h30, visite de l’exposition suivie de la projection
Au cinéma de Périgueux de Playlist de Nine Antico (sur réservation). www.culturedordogne.fr


1 commentaire

Commentaires désactivés.