Dans Le Convoi, l’écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse raconte pour la première fois son expérience du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda. Ce récit-enquête revient sur les convois humanitaires organisés en juin 1994 pour évacuer des centaines d’enfants. Elle avait alors 15 ans. Installée à Bordeaux et invitée des escales du livres elle participera aux commémorations des trente ans du génocide, à Bordeaux et Bègles.

À quelques semaines d’écart, vous avez publié deux ouvrages qui reviennent sur le récit du génocide des Tutsi au Rwanda, dont vous êtes une survivante. Leur traitement est cependant très différent : Le Convoi prend la forme d’une quête personnelle autour du convoi d’enfants qui vous a permis, ainsi qu’à votre mère, de passer la frontière avec le Burundi le 18 juin 1994. C’est un récit posé, réfléchi, presque journalistique. Culbuter le malheur relève d’un registre poétique plus imagé, évoquant les résonances intimes de cet événement. Ces deux registres vous étaient-ils nécessaires ?

La poésie est là depuis longtemps. Dans Culbuter le malheur, il y a d’ailleurs d’anciens poèmes. Je suis heureuse de les publier dans une maison dirigée par un Haïtien parce que ce titre fait référence à un poème d’un auteur haïtien, Georges Castera, que je cite en exergue : « Tu me demandes mon amour ce qu’est la poésie. C’est des paroles semées pour culbuter le malheur. » C’est une très belle définition de la poésie. J’ai l’impression que je tourne autour du même événement, en essayant à chaque fois de me demander comment en parler.

Dans Le Convoi, il est question de ça : est-ce que je prends les armes de la littérature, est-ce que je suis dans un registre plus journalistique ? Quant à la poésie, elle est l’espace de la plus grande liberté possible, et peut-être, aussi, la plus proche de ma langue maternelle, le kinyarwanda, langue qui est pleine de métaphores, d’images. Même si c’est ma langue d’enfance, que je parle encore aujourd’hui, je ne l’ai jamais explorée en littérature, parce que j’ai été scolarisée dans une école française. Mais on écrit toujours depuis les premières expériences de langage.

Contrairement au Convoi où vous prenez beaucoup de précautions parce qu’il y est question de personnes réelles, vous semblez ne rien avoir besoin de justifier dans vos poèmes.

La poésie n’a pas à se justifier, elle est. Et elle n’a pas à s’excuser de chercher ou de trouver la beauté. Alors que dans Le Convoi, j’ai opté pour une langue blanche, atone, une langue qui justement ne peut pas être dans la flamboyance parce que le sujet est si terrible.

Dans les deux livres émerge ce besoin de mettre fin à la silenciation, de faire comprendre qu’il n’y a pas d’indicible mais de l’inaudible.

Cela peut paraître paradoxal d’évoquer la silenciation à un moment où beaucoup de gens m’écoutent, où j’ai des retours de lecture, beaucoup d’articles de presse. Mais l’expérience de silenciation a longtemps été réelle.

Ce n’était pas de l’ordre du « tais-toi », plutôt quelque chose de soft qui laissait entendre que c’était indicible. Les gens préféraient changer de sujet, ne pas me poser de questions. Pourtant beaucoup de rescapés ont témoigné, écrit, mais très peu ont eu la réception qu’a ce livre.

Par hasard, j’ai lu Triste tigre de Neige Sinno juste avant Le Convoi. Et j’y ai trouvé la même façon de formuler avec précision et attention un récit pour mettre fin au silence.

J’ai été très touchée et impressionnée par son livre, qui partage la question du silence qu’on impose aux victimes, parfois en pensant que c’est pour leur bien. Cette prise de conscience de devoir prendre la parole, et de la prendre depuis un silence, je l’ai aussi acquise depuis ma vie professionnelle et militante, dans le champ de la lutte contre le sida, puis de la prévention du suicide en Gironde, des sujets tabous. Tout cela m’a nourrie.

Comme Neige Sinno, j’ai écrit d’autres livres, des fictions, avant ce livre de témoignage qui se pose la question de ce qu’on peut faire en littérature. Il n’est pas tant question de la langue, très simple dans Le Convoi, mais de comment prendre le lecteur, la lectrice, par la main pour l’emmener dans nos dédales. Il ne s’agit pas juste de raconter mon histoire d’un point A à un point B, car mon histoire n’est pas linéaire ; comme aucune autre d’ailleurs. Le travail littéraire a été dans la structuration de ce double récit, celui du témoignage brut et celui de l’enquête.

Vous essayez aussi de retrouver le regard, les sensations de celle que vous étiez à quinze ans, au moment du génocide.

C’est ça le trauma : ne pas pouvoir s’empêcher de redevenir l’enfant qui a été blessé à ce moment-là. Je continue à dire « nous » en disant les enfants du convoi, avec l’impression que nous sommes restés les enfants du convoi.

D’ailleurs vous partez en quête de ces enfants, devenus adultes, et lorsque vous vous retrouvez, les mémoires se partagent, les parts manquantes du récit se comblent.

Ça c’est la plus belle chose. Encore ce matin, une amie m’a donné le contact d’un monsieur et de ses deux nièces évacués par les convois. Le livre continue à s’écrire. Deux humanitaires m’ont contactée, des enfants aussi… Petit à petit le livre tient cette sorte de promesse de nous réunir.

Ce récit à la première personne est-il une forme que vous souhaitez poursuivre ?

Je ne suis pas sûre d’avoir envie de le refaire de sitôt. Le récit est un genre difficile, si on veut bien le faire. J’ai notamment demandé la relecture de tout le monde, pour ne pas m’approprier leur parole et parler à leur place. La fiction est plus confortable.

On entre en avril dans les mois de commémoration du génocide des Tutsi. Y participerez-vous ?

Oui, beaucoup de choses sont prévues à Bordeaux, notamment un rassemblement le 7 avril, à côté du miroir d’eau. Et à Bègles aussi, qui a longtemps été le lieu où on pouvait commémorer, car le maire était très clair avec ce sujet. À Bordeaux, c’était plus compliqué avec Alain Juppé qui était ministre des Affaires étrangères pendant le génocide.

Propos recueillis par Stéphanie Pichon

Informations pratiques

Le Convoi, Flammarion.
Culbuter le malheur, Mémoire d’encrier.
Entretien : Sauvée par la langue,
samedi 6 avril, 17h,
salle Vauthier, TnBA, Escales du livre, Bordeaux (33).

Journée de commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi,
dimanche 7 avril,11h30,
rassemblement au miroir d’eau, Bordeaux (33),

16h, rassemblement au mémorial de l’Homme debout, Bègles, puis concert de Perrine Fifadji, témoignages et projection du film Une des mille collines, salle Jean Vautrin, Bègles (33).

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