Parmi la première salve des sorties littéraires de la fin de l’été, Acide, titre tranchant, impose en vous l’étrange sensation d’une défaite annoncée. Rencontré sur les plages littéraires de Chaminadour, Victor Dumiot le rédacteur en chef de la revue Année Zéro dissertait alors élégamment sur les écrivains de la foi, Péguy en tête, Bataille en queue. Le jeune normalien, tout juste auréolé d’un prix, revient sur son premier roman. Tragique mais formidablement tonique.

Envisage-t-on son premier roman comme son dernier ?

C’est une excellente question. Ça dépend de l’état d’esprit de l’auteur, on voit beaucoup de premiers romans qui sont des objets de séduction dans la mesure où tout n’est pas là, où tout est contenu ou, au contraire, très bordélique. On essaie soit d’en faire des tonnes, soit d’en faire le moins possible pour séduire un lecteur.

J’ai tenté de prendre le contre-pied de ça et d’écrire un roman qui serait un objet anti-séduction, davantage un livre qui dérange qu’un livre qui séduit. Le contexte d’écriture était assez particulier dans la mesure où je quittais tout et prenais pas mal de risques. Alors, quitte à se suicider, autant le faire complètement en y mettant tout ce qu’on peut y mettre… Encore une fois l’époque est tellement lisse, refuse tellement la contradiction, les bizarreries, le dérangement, la provocation que j’avais envie de détonner, de montrer qu’on pouvait avoir une parole libre, ambiguë ou douloureuse et que ce soit aussi bien, voire mieux qu’un objet tout lisse.

Quand j’ai écrit Acide, il y a eu plusieurs étapes, des étapes où je me suis retenu au début notamment pour le personnage de Julien. J’ai effectivement écrit en me disant que ça serait mon dernier roman et que je mourrais après. (Rire)

Parlez-nous de cet objet radical…

C’est l’histoire anti-romantique de deux monstres ! Deux monstres de notre époque très différents, l’un est victime et l’autre est un monstre bourreau mais les deux sont défigurés et se tiennent en marge d’une même société d’images. Confrontés à la difficulté de se réconcilier avec leur propre image, ils vont avancer l’un vers l’autre mais sans aucun romantisme.

J’ai conçu mon roman comme un piège, je voulais en effet que les lecteurs avancent dans un terrain apparemment balisé : la reconstruction d’une victime, la pornographie, le couple masculin-féminin. Ce roman n’est rien de tout cela, je voulais que le lecteur ne sache jamais sur quel territoire il se trouverait. Je voulais le déstabiliser en l’amenant sur un chemin unique, inconnu.

Vous faites en sorte qu’on éprouve peu d’empathie pour la victime…

Le point de départ de ce roman était Camille et à travers elle la question de la condition de la victime. Quand je dis que les deux protagonistes sont des monstres, c’est qu’en réalité la victime a quelque chose du monstre dans la mesure où on la tient en marge, on isole son discours soit pour l’étouffer, soit pour en faire un objet éditorial.

La victime a quelque chose d’assez inquiétant dans le mesure où son histoire, ses blessures nous angoissent, donc souvent lorsqu’on est en face d’une victime on a ce réflexe de pitié, de compassion qui la prive de son humanité. Avec Camille, qui pourrait être mon double, je voulais trouver un personnage avec assez de méchanceté, de haine, de contradiction, d’antagonisme et de perversité pour que le lecteur soit confronté à un obstacle c’est-à-dire de ne pas ressentir immédiatement de l’empathie pour cette femme. Alors qu’elle est tout simplement humaine ! C’est une façon de la rendre plus humaine, de la sortir de sa condition de victime. Il fallait mettre ce statut de victime à l’épreuve même de sa personnalité.

Quel monstre reclus est Julien ?

Un solitaire comme il en existe des milliers. J’ai longtemps été bègue, je sais donc à quel point la honte de soi peut provoquer des phénomènes de réclusion, d’isolement. Le numérique permet une vie en espace contraint. On peut vivre chez soi, comme Julien, en parfaite autonomie.

Ce personnage est à la fois monstrueux parce qu’il a plongé dans une consommation d’images interdites, et très humain, lui aussi, car il questionne constamment sa participation aux crimes auxquels il assiste. J’évoque à travers Julien la banalité du mal contemporain qui fait de nous tous des voyeurs et des agents du crime indirects qui sont commis aux quatre coins du monde et diffusés sur Internet.

En détruisant un visage, on a l’intention de détruire la personne socialement

Vous dites que reconstruire son visage est impossible.

Exactement. La suppression du visage n’est pas « qu’une » destruction physique. Le visage c’est l’identité, c’est le premier rapport à soi, que les autres ont à nous… En détruisant un visage, on a l’intention de détruire la personne socialement, on l’exclut du club des humains.

C’est un crime métaphysique. C’est pire qu’un meurtre, ça constitue un crime extrêmement pervers dans la mesure où ce que veut voir le vitrioleur ça n’est pas l’acte en lui-même, c’est l’après, c’est la femme-monstre. En la dépossédant de son identité, l’auteur du crime se l’approprie en quelque sorte, à vie. À notre époque de reconnaissance faciale et de prégnance des images, qu’est-ce que ça veut dire de vivre sans visage ?

Pensiez-vous essuyer quelques refus ?

Comme souvent chez moi, j’ai eu envie de me saborder, de m’empêcher de pouvoir faire ce que je ne voulais absolument pas faire à savoir travailler dans la fonction publique et puis avec ce rêve un peu naïf et romantique du gamin qui a un talent d’écriture et débarque à Paris pour tout renverser.

J’avais également conscience d’avoir écrit un texte qui n’était pas le plus simple dans la mesure où c’était un texte dérangeant, qui moi-même me dérangeait lorsque je l’écrivais. Il y a eu un alignement des astres… tout le monde m’a dit oui, et j’ai pu choisir. J’ai opté pour l’éditeur qui parlait de ce texte avec la plus grande lucidité et finesse. Enfin, j’ai choisi celui qui y croyait le plus.

Parlez-moi de vous.

J’ai grandi dans le Nord de la France, et j’ai découvert la littérature en quittant ce Nord et en m’installant (avec mes parents) sur un des îles des Marquises. J’étais un enfant qui écrivait déjà beaucoup mais qui ne lisait pas ; la littérature me tombait des mains, en dépit des injonctions de mes parents. Je préférais les films et les images aux mots. J’ai découvert la littérature par le biais du thriller, du polar avec Maxime Chattam ou Jean-Christophe Grangé.

C’est vraiment ce format-là, du roman noir, très noir, qui, vers treize, quatorze ans, m’a rendu boulimique de lecture et m’a poussé à écrire de plus en plus. Il m’a orienté notamment vers des formats du thriller. Après le bac, je me suis intéressé à la philosophie. Je ne lisais plus que deux choses : des thrillers et de la philosophie… la littérature classique m’était insupportable et puis j’ai fait une prépa. Je me suis mis à lire du classique et à l’adorer maintenant que j’avais la maturité nécessaire pour l’apprécier.

Cela résonnait plus en moi, qu’à douze ou treize ans, j’imagine. Après la classe préparatoire, j’ai intégré normal sup en philosophie… et il a fallu faire un choix : soit embrasser la carrière de fonctionnaire dans l’administration, soit celle d’un professeur, soit une vie plus incertaine. Il y a un an, j’ai décidé de tout quitter, de quitter le giron normalien, d’arrêter les concours de la fonction publique, pour écrire Acide qui a été accepté par plusieurs maisons d’édition. Ce qui en soi était une énorme surprise, un grand honneur, d’autant plus que je pensais que cela était totalement impossible.

Propos recueillis par Henry Clemens

  • Acide,Victor Dumiot, Éditions Bouquins

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