Salut la Terre de War and Peas, Elizabeth Pich & Jonathan Kunz ; Histoires croûtes d’Antoine Marchalot et L’Art de la guerre de Floc’h, José-Louis Bocquet & Jean-Luc Fromental (scénario) sont nos trois sélections BD pour cette fin du mois de novembre.

L’humour décapant de Salut la Terre

Humour et Allemagne, c’est comme Islam et jambon. Aussi, le destin de War and Peas force le respect. Elizabeth Pich (Fun Girl, Vulva Viking) et Jonathan Kunz se rencontrent dans une modeste école d’art outre-Rhin. Leurs affinités électives les poussent à embrasser une première carrière, tout sauf lucrative, dans le milieu du fanzinat rigolo ; une niche à teckel, soyons lucides.

Le salut viendra, évidemment, comme pour beaucoup de cette génération, par Internet et la catégorie hyper populaire des webcomics, propre à générer du jour au lendemain une audience inespérée ayant désormais largement dépassé le million.

Il faut reconnaître que leur savant mélange d’absurde, d’humour noir et de morbide a de quoi séduire quiconque apprécie The Monty Python, Gary Larson, Joan Cornellà ou Simon Hanselmann.

Mission première : faire marrer le public

Virtuose du strip en 4 cases, le tandem a peu à peu délaissé les réseaux sociaux, aussi contraignants que rapaces, au profit de la plateforme Patreon afin de maintenir sa liberté de création et sa mission première : faire marrer le public.

Ouvrage inédit, Salut la Terre compile leur génie, sublimé par un dessin enfantin qui ne désamorce pour autant le tragique à l’œuvre qu’il s’agisse de la crise environnementale (Pich et Kunz sont membres actifs du Rewriting Extinction aux côtés de Jane Goodall, Taika Waititi ou Ricky Gervais), de la solitude, de la vie secrète des animaux, des extra-terrestres, des pets de vache ou des tourments existentiels des mantes religieuses mâles…

Outre la nécessité d’offrir cette merveille avant l’Armageddon, que la vaillante maison Les Requins Marteaux soit ici remerciée. Et comme un motif de fierté n’arrive jamais seul, c’est Fanny Soubiran, correctrice historique de JUNKPAGE, qui l’a brillamment traduit !

  • Salut la Terre, War and Peas, Elizabeth Pich & Jonathan Kunz, Traduction (de l’anglais), Fanny Soubiran, Les Requins Marteaux

Histoires croûtes toujours à la page

Épuisé depuis des lustres, le recueil d’Histoires croûtes brave la crise des matières premières pour nous revenir tout nouveau, tout beau, sur les étals des libraires. Fort de son format à l’italienne et de ses 500 pages, l’ouvrage agrémenté d’un récit bonus tente crânement sa chance dans le flot des sorties de fin d’année. À ceci près que, contrairement à ces dernières, il est difficile de ne pas décrocher une fois le livre ouvert : la tête dedans, la tête à l’envers.

De quoi est-il donc question ? D’humour bien sûr, mais un humour aussi dingue et singulier qu’il rendrait par comparaison Cowboy Henk aussi fade qu’une BD de Jul, le tout dopé à un coef multiplicateur (Anouk Ricard + Charlie Schlingo) au carré.

Sommet du génie malade de l’artiste

Dessinée à la va-vite ou plutôt à la va-z-y wesh sur le capot d’une voiture tunée, cette bande apparue dans la revue en ligne Professeur Cyclope possède un style aussi incertain que la narration. Surjouant le tordu et le mal-fait avec ses couleurs criardes et saturées comme réalisées sur un antique CPC 6128, l’artiste est capable de nous raconter la recherche « du oiseau perdu », de nous faire le récit d’un « drame scientifique », de suivre la vengeance d’un cow-boy dans un « ouesterne » ou banalement de nous commenter un improbable match de foot encore plus loufoque que ceux des Girondins de Bordeaux.

Extrapolant au passage le vocabulaire et les règles de grammaire, l’auteur sait pourtant soigner son public et travaille, tel Joe Biden, ses chutes. Sachant que les histoires croûtes sont les meilleures, on tient ici sans conteste le sommet du génie malade de l’artiste qui en maître du non-sens explore une quatrième dimension du gag à peine franchie la première case.

On ne sait si Antoine marche à l’eau claire, mais son humour lysergique avec guérisseur en slip, purée vivante et gardien des confins intracosmotiques reste sans guère d’équivalents sur la scène BD actuelle, hormis quelques furieux comme Baptiste Virot. Un bijou à savourer puisque l’auteur semble désormais s’engager vers une voie plus picturale mise à la sauce psychédélique, comme s’il souhaitait désormais aller sur les traces de De Chirico, Dalí, Fernand Léger, et convertir les foules à son délire co(s)mique et déglingué et nous emmener toujours plus loin, au-delà du Raël.

  • Histoires croûtes, Antoine Marchalot, Les Requins Marteaux

Blake et Mortimer de retour

Longtemps aussi hypothétique que l’arrivée de Charles III sur le trône d’Angleterre, voilà donc le tant attendu et inespéré Blake et Mortimer signé du pinceau aérien de Floc’h. Le Brett Sinclair de la ligne claire qui se contentait jusque-là de lever un sourcil dubitatif devant tout projet saugrenu de reprise (quelle drôle d’idée que de vouloir être Jacobs quand on peut être Floc’h ?) a donc daigné sortir de sa semi-retraite pour remettre l’horloge de Big Ben à l’heure.

Il faut dire que l’homme était passablement dépité par ce qu’était devenu ce monument de la BD franco-belge, transformé album après album en une machine sans âme. Cornaqué par des gardiens et marchands du Temple, le tandem n’était plus qu’un produit, une rente pour des apprentis faiseurs indignes de l’imposante statu(r)e du maître bruxellois.

On le sait, le diable se niche dans les détails, et un mauvais pli de pantalon suffisait à révéler l’ampleur de la mascarade derrière ces fades succédanés. Car il est peu dire que B&M vivait dans une sorte de relecture pétrifiée, comme engourdie par des codes narratifs fossilisés.

Floc’h en stock

Sir Floc’h n’est pas là pour renverser la table (trop salissant), mais fait le ménage et se débarrasse des scories et des déchets que la horde des suiveurs a cru être l’essence du style jacobsien alors qu’ils n’agissaient qu’en trompe-l’œil maladroits. Jacobs était un metteur en image plus qu’un écrivain et la mise en roman de La Marque jaune (sortie à la 5e couche) démontrait comment ce chef-d’œuvre de la franco-belgie perdait tout intérêt dès lors qu’il était rendu à l’état de scénario « habilement ficelé ».

Adieu donc les encarts narratifs, les dialogues envahissants, les effets de langage, Floc’h aère, décompresse (120 pages !), tranche ici, « ellipse » là, pétrissant la matière narrative des Fromental/Bocquet pour en faire une œuvre à la fois respectueuse mais subtilement subversive (Mortimer en chaussettes !) par sa décontraction. La ligne épaisse, les couleurs flamboyantes à la Douglas Sirk brillent comme des vitraux dans une cathédrale. Le style fait tout et permet tout. Les puristes crieront bien sûr au scandale, les vrais esthètes savoureront comme il se doit cette échappée new-yorkaise à l’épure quasi expérimentale.

  • L’Art de la guerre, Floc’h (dessin & couleurs), José-Louis Bocquet & Jean-Luc Fromental (scénario), Dargaud, Hors Collection Blake & Mortimer

Marc A. Bertin et Nicolas Trespallé

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