À Bordeaux, le Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA convie à la table de son 40e anniversaire le déviant Agenais, Pierre Molinier. Entre 1950 et 1975, dans la ville des trois M, il élabora une œuvre parmi les plus sidérantes du XXe siècle. Artiste protéiforme, dont les tableaux déteignent sur les photographies, elles-mêmes contaminées par son travail pictural, érotomane, pervers polymorphe, ce provocateur né mit autant de soin à créer lui-même sa légende qu’à peaufiner ses tableaux et assembler ses vertigineux photomontages.

Des agapes au goût d’interdit pour célébrer ses 40 ans ? D’aucuns pourraient sur-le-champ recracher leur breuvage. Pourtant, la rétrospective Molinier rose saumon — « Nous sommes tous des menteurs » exposé au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA fait sens.

« Cet anniversaire nous offre l’opportunité de nous repencher sur nos origines. Or, notre “réputation” se fonde sur notre fonds photographique, cependant, le plus surprenant, c’est qu’en 1983, le Frac, alors Aquitaine, démarre sa collection d’une bien étrange manière avec un artiste disparu et encore sulfureux, marginal, inconnu des milieux de l’art mais figurant en bonne place dans les archives de la Ville de Bordeaux ! L’enjeu de cette exposition est donc de traverser une œuvre, y compris dans ses lignes de fuite. »

Si fondés soient-ils les mots de Claire Jacquet, directrice du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, ne dévoilent toutefois que peu du corpus ici honoré. D’ailleurs, pour tenter de circonscrire le sujet Molinier, il aura fallu un plan à trois : Claire Jacquet, la commissaire indépendante Marie Canet et notre consœur de Sud Ouest, Emmanuelle Debur. À chacun ses Charlie’s Angels.

Pierre Molinier : fétichiste des bas et des souliers à talons

D’emblée, évacuer le pourquoi du titre, le rose saumon étant tout simplement la couleur préférée de ce peintre en bâtiment. Peut-être celle, aussi, la plus proche des nuances de la chair ? Cependant, avant l’œuvre, l’homme. Qui était celui qui déclara : « J’ai fait carrière dans la liberté de mon individu » ?

Né le 13 avril 1900 (un Vendredi saint !), à Agen, d’un père peintre-décorateur et d’une mère couturière, Pierre Molinier, très jeune, dessine, peint, prend des photographies de lui-même et des siens. Affirmant à qui veut l’entendre avoir eu une vie sexuelle très précoce, il confesse son fétichisme pour les bas et les souliers à talons. Jamais avare de révélation scabreuse, il affirme même avoir violé le cadavre de sa sœur adorée, emportée par la grippe espagnole en 1918…

Une fille dont il fera plus tard sa maîtresse

Humanités chez les Frères, travesti à 18 ans, une fille, Monique, à 20 ans — qu’il retrouvera plus tard à Bordeaux, prostituée, et dont il fera sa maîtresse avant de lui offrir un bordel, le Texas-Bar, mettant à profit son viatique personnel :

« Notre mission sur la terre est de transformer le monde en un immense bordel. »

Pierre Molinier

Après son service militaire, il s’installe, à 22 ans, à Bordeaux, crée une entreprise de peinture en bâtiment, peint des paysages et des portraits d’esprit impressionniste d’une évidente qualité mais fort conventionnels. Voire académiques. Marié, père de deux enfants (Françoise et Jacques), épris de sa femme connue comme l’une des plus belles et jalouses de la ville, il collectionne sans vergogne les maîtresses qu’il ramène dans le lit conjugal.

En 1928, il fonde la Société des Artistes Indépendants Bordelais. 1931, emménagement au 7, rue des Faussets dans le Vieux Bordeaux, près des tapins et des quais interlopes. Là, il peint des paysages du Sud-Ouest et quelques portraits de facture toujours classique. 1944, son père se suicide, il gardera ses restes funèbres chez lui, dans une caisse.

Molinier, un “maître du Vertige” pour André Breton

L’après-guerre sonne la rupture avec la vie sociale : sa femme le quitte en 1949, les deux chambres familiales seront condamnées à jamais. Dès lors, il revendique sa liberté, se radicalise. Durant cette période cardinale, il écrit Les Orphéons magiques, poèmes reconnus comme surréalistes par André Breton qui le baptisera « maître du vertige ».

Vue de l’exposition Molinier au Frac. Crédit : Rodolphe Escher

Sa peinture évolue alors vers un art qu’il qualifie de « magique », broyant lui-même ses pigments, mélangeant les poudres à son propre sperme, obtenant des glacis d’une transparence inégalable, se plaisant à insister : « Je mets sur mes tableaux le meilleur de moi-même. »

En 1951, il expose Le Grand Combat, tableau aux multiples coïts, ayant pris soin de le voiler pour éviter tout scandale et d’y adjoindre une note d’insulte à l’adresse de ses anciens amis du salon des Indépendants. C’est aussi l’époque de ses trois morts-fictions : l’érection, en 1950, de sa Tombe prématurée et les deux mises en scène de son suicide, Faire-part de deuil à la vie conventionnelle et Triptyque de renaissance pour une vie nouvelle.

Des photomontages écartelé, sanglé sur fond de toile de Jouy

Parallèlement, confiné dans une intimité provoquée, le pentacle magique d’une pièce tapissée de miroirs et engorgée d’accessoires (escarpins, godemichés, poupées de cire, masques, voilettes et jambes de plâtre…), Molinier façonne l’œuvre érotique la plus fascinante du XXe siècle. Affublé de ses oripeaux de fétichiste, il fait de son corps la matière première de ses photomontages, posant écartelé, sanglé, sur fond de toile de Jouy.

Crédit : Rodolphe Escher

Chaman, magicien, démiurge, sublimant ses perversions, il devient à jamais ce qu’il a toujours rêvé : une femme hybride retouchée au pinceau, poupée hermaphrodite dont le sourire tragique abolit le temps. Comparaison n’est pas raison, mais, hormis le mythique Pink Narcissus de James Bidgood, chef-d’œuvre homoérotique conçu durant plus de 7 ans dans un appartement new-yorkais, il n’existe aucun équivalent d’une telle réclusion. « J’ai fait des photomontages comme j’ai fait des tableaux. La seule différence, c’est que les éléments, je les ai pris sur moi : c’est une sorte d’égocentrisme, de narcissisme. Je place ma peinture au même niveau que mes photomontages. »

Chaman bordelais dans le film Satan bouche un coin

Toujours enthousiaste, André Breton l’expose en 1956, à Paris. Il fait la connaissance de Bellmer, Man Ray, Max Ernst, Joyce Mansour, collabore aux publications surréalistes. Raymond Borde, cofondateur de la cinémathèque de Toulouse, lui consacre un film. Lui-même tourne, en 1965, une sorte d’autoportrait de 10 minutes sur ses jambes. Sur pellicule, sa plus belle interprétation reste son apparition surnaturelle en chaman sur les toits de Bordeaux, comme volée par Jean-Pierre Bouyxou et Raphaël Marongiu dans Satan bouche un coin (1968).

Il trouve tout de même le temps de réaliser sa « carte de visite » le représentant en auto-fellation. Il dira y avoir consacré deux années d’exercices avec un joug en fer (façon yogi), puis être resté 18 jours sans rien bouffer d’autre que son sperme…

130 œuvres originales exposées au Frac Nouvelle-Aquitaine

De tout cela et bien plus encore, il est question à travers un parcours — qui fort heureusement évite le piège de la théâtralité — riche de 130 œuvres originales (sur les 220 répertoriées), dont une trentaine provenant de la collection du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA.

En regard, 53 artistes — Cindy Sherman, grande amatrice, qui a tant fait pour sa reconnaissance internationale ; Luciano Castelli, qui posa dans les années 1970 pour le lubrique moustachu ; l’immense photographe Gilles Berquet et sa muse Mirka Lugosi ; la fabuleuse Claude Cahun ; Michel Journiac, le pape du body art français ; et toute l’aristocratie pop underground de Cosey Fanni Tutti à Larry Clark en passant par Chris Korda ou la reine du Sado-Chic Betony Vernon — pour des dialogues plus ou moins heureux car il est fort difficile de jouer à armes égales avec les créatures nées dans ce boudoir-cerveau.

« La pudeur se cache derrière notre sexe »

De même, on pourrait, à raison, regretter certaines absences/évidences (la scène glam, le Zentai, William S. Burroughs, John Waters, Bertrand Mandico, João Pedro Rodrigues, les Cremaster de Matthew Barney, Arca), mais l’essentiel demeure : l’immersion jusque dans sa ligne de gravité d’un artiste formaliste hors du commun, d’une minutie affolante.

En guise d’épilogue, le mercredi 3 mars 1976, à 19h30, Pierre Molinier s’allonge sur son lit, et devant la glace, se tire une balle dans la bouche. Son testament voulait que son corps finisse dans le formol de la faculté de médecine, découpé en ultimes morceaux. Sur un papier, fixé à la porte, il avait simplement écrit : « Je me tue. La clé est chez le concierge. »

Nonobstant l’interdiction faite aux mineurs (qui par ailleurs s’abreuvent d’infâme pornographie sur leurs téléphones), il est urgent de (re)plonger dans ces visions hallucinantes et hallucinées parce que le trouble, le vrai, n’a pas de prix. Et comme disait Francis Picabia : « La pudeur se cache derrière notre sexe. »

Marc A. Bertin

Informations pratiques

Molinier rose saumon — « Nous sommes tous des menteurs »,
jusqu’au dimanche 17 septembre,
Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux (33).

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