De Mendelson à Bruit Noir, le musicien, installé depuis peu à Bordeaux, a toujours su éveiller les consciences face à la mollesse et la fadeur de son époque. Artiste majeur pour public exigeant, répudiant l’idée d’être un touriste, ce faux atrabilaire mais vrai stand-upper nous sauvera-t-il du désastre ?

Une suffocante après-midi d’octobre. Il arrive à bicyclette depuis la MÉCA. Un rendez-vous professionnel à ALCA1. Sa longue silhouette aussitôt se dessine à la façon d’un éternel étudiant : chino marine, chemise chambray ouverte sur t-shirt blanc, fines lunettes cerclées.

Début janvier, un courriel du fidèle Gilles Tordjman nous annonçait son arrivée à Bordeaux. Puis, Aymeric Monségur de Bordeaux Rock résumait la chose : « il a suivi sa compagne, mais s’emmerde ». Difficile de croire qu’un homme avec une vie intérieure aussi riche puisse s’ennuyer. Rembobinons.

“L’urbanisme façonne ton cerveau”

Pascal Bouaziz, classe 1972, né un 21 septembre (comme un certain Leonard Cohen), ayant grandi à Champigny-sur-Marne, ville communiste du Val-de-Marne, où l’entraide n’était un vain mot. Quartier des Perroquets, à 25 minutes de la gare RER, ce n’était pas la même ambiance qu’à Saint-Maur-des-Fossés, la coquette voisine. « L’endroit où tu vis te construit, l’urbanisme façonne ton cerveau », souligne cet observateur effaré du moloch Euratlantique.

À 16 ans, l’enfant « de l’A4 et du RER A » franchit le périph’ pour rejoindre son père. Paris s’offre à lui à la faveur de dérives nocturnes. Ses humanités se feront sous l’influence de la trinité New Rose, Gibert Joseph, Danceteria. Et séances au Champollion l’après-midi. « Rien n’était plus crucial qu’une chanson des Smiths ou des Housemartins. Pour moi, le plus grand poète, c’était Morrissey, alors les cours de linguistique… »

Mendelson, groupe majeur d’une certaine génération française

Passé une malheureuse parenthèse lyonnaise à tutoyer la dèche, son grand œuvre sera Mendelson, groupe majeur d’une certaine génération française (Dominique A, Diabologum), 25 ans d’activité (1997-2022) puis un suicide assisté au Lieu Unique, à Nantes, le 1er octobre 2022. « Je suis content d’en avoir fini et n’ai aucune tristesse car la cérémonie d’enterrement était réussie : Le dernier album, La dernière chanson ; tout mis en scène. Mendelson, c’était un monde dans lequel je ne pouvais plus écrire. On était vraiment un groupe du XXe siècle. J’aurais touché 25 personnes, ben, ça m’aurait suffi. Sincèrement. »

Les regrets, c’est pour qui pensait que 1983 (Barbara) allait ouvrir en grand les portes de l’Olympia. Le genre de chanson monumentale peu entendue depuis Léo Ferré. Las, 7 albums, un noyau dur de fans, une certaine presse fidèle, ni le succès d’estime ne suffiront ; autant jeter l’éponge.

Fidèle en amitié comme en compagnonnage musicaux

Heureusement, avant le rideau, en 2015, Bruit Noir est arrivé. Fini l’exercice du groupe, place au duo avec Jean-Michel Pirès (Charlie O Trio, Headphone, Numbers Not Names, The Married Monk). Une voix. Des machines. « Sa rencontre a fait naître Bruit Noir. Il a libéré cette parole plus acide, plus ironique. » I, II, et le récent IV (car III a disparu…), tous signés chez Ici d’ailleurs, écurie qui a aussi recueilli Michel Cloup, son « frère de combat » toulousain. Bouaziz est fidèle en amitié comme en compagnonnage musicaux ou journalistiques.

Face à la team premier degré qui n’y distingue que cynisme, lui reconnaît un projet désagréable. « Bruit Noir, c’est un personnage qui le dit à ma place. Une création, non des extensions de mon cerveau. Je me laisse aller à être celui qui cogne mon cortex au quotidien. »

C’est ainsi, sans filtre, long flux de conscience concassé mais irrésistiblement drôle. « Si je ne le faisais, je me mentirais, ce serait de l’autocensure, je ne pourrais monter sur scène. Il y a forcément une part d’inconscience, mais faut pas se mettre la main devant la bouche avant de parler. Tout le monde est comme le personnage de Split, le film de M. Night Shyamalan. On s’autogère. »

Les joies de La Province bordelaise

Ce qui pourrait sembler savoureux, c’est de se retrouver justement à Bordeaux quand on a décrit les joies de La Province, réponse très attendue à Paris, hommage acerbe mais poignant à feu Daniel Darc et à cette ville, enfin « cette maladie avec laquelle je vivais ». Désormais provincial, en famille, sans repère, loin de toute zone de confort. « J’essaie de reconstruire un réseau de travail, de monter des ateliers d’écriture, faire ce que je sais faire. Sauf qu’ici, à peine arrivé, les trois personnes que je connaissais, Étienne de Cheveu, Stéphane Teynié et Martial Solis, je les ai croisées à la terrasse d’un café de Saint-Michel en l’espace d’un quart d’heure. Impensable à Paris. »

Son actualité, c’est évidemment la promotion et la tournée du dernier album de son groupe « encore en développement », s’amuse-t-il, dans un paysage où salles en souffrance le disputent aux associations exsangues. Il est aussi membre du jury de la 9e édition du festival Musical Écran. Flatté par la proposition, impatient de visionner les documentaires, il prend à cœur l’invitation pour « soutenir ce qui lui semble important » comme les artistes francophones qu’il défend dans sa chronique musicale pour Le Monde diplomatique, tribune « plus utile que de causer de la reformation de Pavement ».

” Un regard extérieur forcé”

L’an dernier, il publiait un ouvrage consacré à Leonard Cohen, musicien superlatif certes, mais figure tutélaire du psalmiste et du juif errant dans laquelle il admet se reconnaître. Paradoxal pour qui a été élevé dans un contexte laïque mais affirmait dans l’Algérie « un pays sans juif est un pays malade » ?

« Cette mythologie, c’est forcément celle de l’exilé avec des difficultés dans sa propre langue. Un outsider. Je m’identifie à cette communauté de parias. J’ai écrit Le Visiteur à cause de ça. C’est une position de ghetto intérieur qui devient auteur, à la fois dedans et à côté. Un regard extérieur forcé. Et puis, j’ai remonté ce fil par amour pour mes grands-parents. »

L’heure du bilan n’a pas encore sonné, mais l’homme souligne sa chance d’avoir pu bosser avec des gens « classe » dans ce métier tout comme l’importance de rembourser ses dettes — l’album Sciences politiques en témoigne. Sinon, Bruit Noir, An Ideal for Living façon Joy Division ? « Un regard ironique adoucit le quotidien et le regard sur le monde. Accueillir la parole des puissants avec ironie, c’est les blesser plus profondément. La distanciation brechtienne, c’est cliché, mais j’adore. Et j’apprécie de voir le public troublé. »

Marc A. Bertin

Informations pratiques

  • Musical Écran, du lundi 13 au dimanche 19 novembre, Bordeaux (33).
  • IV (Ici d’ailleurs)
  • Leonard Cohen, Hoëbeke, collection Les Indociles, 2022.

1. ALCA, agence livre, cinéma et audiovisuel en Nouvelle-Aquitaine.

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